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Ne serait-il pas merveilleux si ces histoires étaient vraies? Malheureusement (ou heureusement) ce n'est pas le cas. Elles ne sont que le fruit de mon imagination fertile. Tous les personnages et les événements décrits sont fictifs et si vous croyez vous reconnaître ou reconnaître une de vos connaissances, ce n'était pas mon intention et ce n'est qu'une coïncidence. J'espère que ce blogue vous plaira. N'hésitez pas à en faire circuler le lien où vous vous promenez sur l'Internet et à laisser des commentaires ci-dessous. J'aime bien entendre parler de vous.

Geoffroy


2013-10-02

L’autocuiseur



Quand j’avais quatre ans, mon père a ramené à la maison un autocuiseur (qu’on appelle également cocotte-minute). Il s’agissait d’un de ces gadgets « modernes » conçus pour réduire la pression (pardonnez-moi le jeu de mot) de la vie ménagère en permettant de cuire les aliments plus rapidement.

On ne cuisine pas avec un autocuiseur comme on le fait avec des casseroles ordinaires. Par exemple, il faut porter à ébullition une petite quantité de liquide – par exemple de l’eau ou un bouillon – quand la cocotte est scellée. Une fois l’autocuiseur sous pression, on réduit la chaleur pour que la nourriture mijote tout en maintenant une pression adéquate.

Lorsque la nourriture est presque cuite, on éteint le feu sous la casserole et la cuisson se poursuit pendant que la pression diminue graduellement. Il ne faut pas enlever le capuchon servant à régler la vapeur pendant que la cocotte est sous pression.

Par ailleurs, si l’autocuiseur est trop plein, l’évent laissant échapper la vapeur et sur lequel repose le régulateur de pression peut s’obstruer, ce qui fera augmenter la pression à l’intérieur de l’appareil et son contenu s’échappera avec force par la soupape de sûreté.

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Un autocuiseur en fonte d’aluminium de la National Presto Industries, une société qui fabrique également des produits pour adultes incontinents. Remarquez le capuchon servant à régler la pression sur le tube au centre du couvercle. J’ai cuisiné de succulents haricots au lard à la mode Boston en à peine 45 minutes dans cette casserole.
Mon père a appris cette leçon à son détriment lorsqu’il fit cuire un jambon de deux kilos en utilisant trop de bière comme liquide de cuisson. Le jambon au complet a été déchiqueté en passant par le minuscule orifice de la soupape de sûreté pour tapisser le plafond de la cuisine. Il va sans dire que ma mère était en furie et qu’elle a toujours craint l’ustensile de cuisine par la suite.

La cuisson à la pression pouvait sembler moderne au début des années 1960, mais l’invention n’était certes pas récente. Denis Papin (1647-1712), un huguenot français de Blois, en Loir-et-Cher, en a fait la découverte.

Denis Papin en avait assez de se faire assommer pour ses convictions religieuses par le pouvoir en place en France, c’est pourquoi il s’exila en Angleterre en 1675. à Londres, il fit la connaissance de Robert Boyle (1627-1691), un chimiste de souche irlandaise et britannique qui faisait des expériences sur la pression d’air.

À cette époque une véritable révolution scientifique avait cours en Angleterre. La méthode scientifique avancée par Francis Bacon faisait rage parmi les adeptes de la « philosophie naturelle » qui étaient prêts à faire des expériences avec à peu près n’importe quoi. Ce mouvement a toutefois changé radicalement la façon dont on envisageait les causes et les effets dans la nature qui, on commençait à s’en rendre compte, n’était pas tout à fait ce que l’on croyait.

Nous ne savons pas exactement comment Denis Papin en est venu à faire des expériences sur la vapeur. Je peux toutefois l’imaginer, assis dans un troquet à boire de la piquette espagnole en écoutant Robert Boyle discourir pompeusement de la pression de l’air. Pendant que Boyle n’en finissait pas d’exposer son point de vue sur la pneumatique, Papin pensait sans doute que ses paroles n’étaient bonnes ni à rôtir, ni à bouillir – bouillir.

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« Je peux toutefois l’imaginer, assis dans un troquet à boire de la piquette espagnole en écoutant Robert Boyle discourir pompeusement de la pression de l’air. »
Après tout, l’air est impalpable, on ne peut ni le voir ni le toucher. Bien sûr, on peut le sentir quand il vente, mais Papin pensait possiblement que les savants devraient se pencher sur des questions plus concrètes.

À ce moment, l’aubergiste faisait peut-être bouillir – bouillir – de l’eau pour le thé, une nouvelle boisson qui devenait populaire en Angleterre.

Boyle expliquait que le volume d’un gaz était inversement proportionnel à sa pression. « Quelle idée saugrenue! » aurait pu penser Papin en regardant la bonne bouille de Boyle pendant que l’eau du thé commençait à bouillir sur le poêle et... Eurêka! L’eau qui bout se change en vapeur, un gaz qui, contrairement à l’air, peut se voir!

Les choses ne se sont sans doute pas passées ainsi, mais je sais que, parfois, l’inspiration nous vient d’étranges façons.

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Le thé (Camellia sinensis) était une denrée de luxe au XVIIIe siècle. En raison de la taxe excessive que le gouvernement britannique appliquait au produit, les braves habitants de Boston, en Nouvelle-Angleterre, se soulevèrent pour larguer la cargaison de thé de trois navires dans les eaux du port de la ville.
Mais peu importe. En 1679, Denis Papin donne une conférence à la Royal Society of London au sujet de sa nouvelle invention nommée « le Digesteur », l’ancêtre de la cocotte-minute moderne. Selon la légende, lorsque Papin eut cuisiné un succulent ragoût pour démontrer l’utilité de son invention, la Royal Society fut si impressionnée qu’elle l’invita à devenir membre de la prestigieuse institution.

Au XVIIe siècle, l’écart était mince entre la gastronomie et la science.

Au bout de quelques années, Papin déménage en Allemagne où il invente le cylindre-piston à vapeur. De nombreuses années plus tard, Papin retourne en Angleterre où il tenta en vain de redevenir membre de la Royal Society.

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Denis Papin est mort anonyme et dans la misère, sans doute en 1712, et aurait été mis en terre dans une fosse commune à Londres. Étant donné que tant d’inventeurs ont connu ce destin ingrat, il est étonnant que des gens tentent toujours de découvrir de nouvelles choses.
La première expérience désastreuse de mon père avec un autocuiseur ne l’a pas découragé. Il s’en est servi, tout comme moi d’ailleurs, pour cuisiner toute sa vie. Utilisé comme il se doit, un autocuiseur produit rapidement de savoureux repas, ce qui donne le temps de se livrer à d’autres activités, comme tenir un blogue.



2013-09-17

La plus grande piscine du monde



Je suis convaincu que la langue a inventé les superlatifs pour tromper l’ennui, pour susciter un émoi. C’est ainsi qu’on parle de la voiture la plus rapide, du sommet le plus élevé, du chef d’État le plus malhonnête, mais doit-on dire « du monde » ou « au monde »?

J’ai eu cette discussion avec des collègues dernièrement et, après délibérations, nous en sommes arrivés à la certitude qu’il existe une infinité de façons de couper les cheveux en quatre.

Cet incident me rappela l’époque où j’étais toujours marié. Mon épouse était l’une de ces personnes nées pour conduire une auto. Elle adorait prendre la route et profitait de la moindre occasion pour sauter dans la voiture et partir à la découverte.

Par un beau dimanche de fin d’été nous sommes donc allés nous balader à la campagne.

Ma femme était au volant, les champs, les bois et les troupeaux de bovins défilaient à droite et à gauche, j’étais plongé dans mes rêveries, la vie était belle et il faisait bon vivre. En passant par un village célèbre pour le fromage en grains qu’on y fabrique, nous avons décidé d’arrêter afin d’y goûter la spécialité locale.

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Le fromage en grains est un cheddar caillé frais qui est apparu au Québec vers 1960. À ce moment, les producteurs laitiers cherchaient une façon d’écouler leur stock excédentaire. Facile à préparer, ce fromage gras et salé devint rapidement populaire et donna naissance à l’infâme « poutine », plat qui consiste à mélanger ledit fromage à des frites qu’on recouvre de sauce.
Après avoir acheté notre fromage, mon épouse s’émerveillait du charme suranné de la boutique où nous nous trouvions tandis que je feuilletais le journal local. J’y trouvai un article traitant d’une des curiosités de la région : « la plus grande piscine naturelle du monde ».

Ma femme voulut immédiatement voir cette attraction et comme celle-ci ne se trouvait qu’à quelques kilomètres, nous nous mîmes en route.

L’endroit se situait au bout d’un chemin de terre anonyme. La piscine était en fait trois bassins de pierre communicants au pied d’un rocher d’où s’écoulait paresseusement une source. Le fond des bassins de différentes profondeurs avait été peint turquoise pour donner l’apparence d’une piscine artificielle. La dimension de l’ensemble était beaucoup plus petite que celle d’une piscine olympique.

L’été avait été torride et les précipitations plus faibles que la normale. La source, au lieu de jaillir avec effervescence, ne laissait plus couler qu’un lamentable filet. Le bassin le plus petit était vide et le plus profond ne contenait que moins d’un mètre d’une eau rendue glauque et gluante par les algues que le soleil avait fait proliférer.

Cela n’empêchait pas une multitude d’enfants d’y patauger bruyamment sous les regards de parents avachis dans les chaises longues qui entouraient le bassin.

Je fis remarquer à mon épouse qu’il s’agissait de l’endroit parfait pour attraper une dermatose qui aurait rendu la peau de ces bambins plus coriace que le cuir de Big Joe, le plus gros alligator de Floride que nous avions vu près de Fort Myers.


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L’alligator d’Amérique (Alligator mississippiensis), avec plus d’un million de spécimens dans la nature, n’est pas une espèce menacée. On retrouve ce reptile sur la côte sud-est des États-Unis, de la Caroline du Nord jusqu’au nord du Mexique. Le mot « alligator » est une déformation de l’espagnol el lagarto (le lézard), nom que donnèrent les premiers explorateurs espagnols au crocodilien.
« Oh toi! Tu vois toujours le mauvais côté des choses! Regarde plutôt comme ils s’amusent », me dit-elle en souriant aux enfants et en leur envoyant la main.

À ce moment, un homme vêtu d’un T-shirt usé à l’effigie d’Elvis Presley et d’un short kaki maculé dont la fermeture éclair béait périlleusement s’approcha de nous.

— Bienvenue dans notre petit coin de paradis! Vous cherchez un endroit pour installer votre caravane?

— Euh... non, nous sommes seulement venus voir la plus grande piscine du monde, répondis-je avant d’être interrompu par mon épouse.

— Oh! Il y a un terrain de camping? On peut le voir?

— Oui, derrière ce boisé, répondis l’homme en pointant du doigt vers un bosquet. Je peux vous faire visiter si vous voulez.

— Oh! Ça me ferait tant plaisir! On y va mon chéri? me dit-elle en prenant le bras de notre guide improvisé.

À contre-cœur je les suivis sur le sentier traversant un sous-bois de bouleaux et de trembles.

Un chemin sinueux qui faisait une boucle pour revenir sur lui-même courait sur le terrain de camping. Des caravanes de toutes tailles étaient éparpillées le long de l'allée, la majorité en permanence, certaines depuis des décennies semblait-il.

Au centre de la boucle, il y avait un grand urinoir de porcelaine orné de fleurs en plastique où nichait, comme dans une grotte, une statue de la Vierge Marie. Celle-ci avait les bras ouverts, tendus, comme si, découragée, elle déclinait toute responsabilité concernant le tohu-bohu dans lequel elle se retrouvait.

Notre guide expliquait toutes les subtilités du caravaning à mon épouse qui l’écoutait docilement en posant des questions de temps en temps. Le bonhomme se réjouissait d’avoir trouvé un public et se balançait de joie sur les talons, un tic qui entrouvrait davantage sa braguette, à mon grand désespoir.

Puis il nous invita à prendre un café dans sa roulotte. Ma femme accepta son hospitalité même si je n’y tenais guère et nous nous dirigeâmes vers le domicile du personnage.

L’habitation était à l’image du compère : débraillée et vulgaire. Quand il s’avéra que la porte était bloquée et que le bougre se mit à s’acharner pour l’ouvrir, l’échancrure de la fermeture à glissière brisée de son short bâilla plus que jamais et, à ma répugnance, je vis « Elvis » quitter le bâtiment.

C’en était trop. Je pris ma femme par le bras, remercia notre hôte et, prétextant une longue route, nous avons fui cet endroit où j’avais vu tout ce que j’aurais préféré ne jamais voir.

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Voici la piscine la plus vide du monde. Si on plaçait le verbe « avoir » avant le superlatif ou le verbe « être » après, nous aurions la piscine la plus vide au monde ou il s’agirait de la piscine la plus vide qui soit au monde.




2013-03-24

À la solde des Russes



Régulièrement, des inforobots russes viennent indexer mes blogues, ce qui me rappelle curieusement le début de ma carrière de rédacteur et de réviseur.

Au début des années 1980, le Canada était en pleine récession, le taux de chômage avait monté en flèche et je me suis retrouvé sans emploi. Le moment était donc idéal pour retourner sur les bancs d’école en espérant de meilleurs débouchés à la fin de mes études.

Les frais de scolarité étaient élevés à l’université et je devais me contenter de boulots précaires à temps partiel pour survivre, ce qui m’obligeait à habiter un logement misérable et à me serrer la ceinture. J’étais sans le sou et je m’endettais.

Ma situation n’était pas unique; depuis toujours, bien des étudiants doivent composer avec de telles conditions qui, je dois l’avouer, aident souvent à former le caractère.

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La première université vit le jour en 1088, à Bologne, en Italie. Contrairement à la croyance générale, on n'y enseignait pas la charcuterie, mais le droit. Aujourd'hui, les universités foisonnent dans les pays industrialisés. Sur la photo, le campus principal de l 'École nationale d'administration publique, à Québec, au Canada, où sont formés nombre de futurs fonctionnaires.

Après avoir obtenu mon diplôme, je pensais naïvement que le temps des emplois méprisables était révolu. J’étais instruit, j’avais acquitté le tribut exigé par mon alma mater, je m’attendais maintenant à pouvoir en récolter les fruits.

Hélas, je me suis vite aperçu que les employeurs n’étaient guère impressionnés par ma réussite universitaire : ils cherchaient des candidats possédant diplôme ET expérience.

Le Canada se relevant péniblement de la crise économique et personne ne voulant m’embaucher, j’ai dû me tourner vers la pige.

J’ai d’abord rédigé des dissertations pour des étudiants qui n’avaient pas la discipline pour assister à leurs cours, mais qui ne voulaient pas non plus briser le cœur de leurs parents par un échec académique.

En connaissant le nom du professeur de mes clients, le sujet de la dissertation, la bibliographie et le syllabus du cours, en deux jours je pouvais pondre un document acceptable de 15 pages en lettres, en sciences sociales et en sciences humaines.

J’allais d’abord à la bibliothèque de l’université pour consulter la thèse de doctorat du professeur afin d’avoir une idée de sa personne, de ses croyances et de son style. Je prenais bien sûr en note les idées recyclables qui serviraient à flatter la vanité du maître.

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Les bibliothèques universitaires ont habituellement sur leurs tablettes les thèses de doctorat de tous les membres de leur faculté. C’est là que vous trouverez ce que racontait votre professeur avant de prendre sa place sur la tribune.
Ensuite, je lisais rapidement l’introduction et la conclusion de tous les livres de la bibliographie liés au sujet de la dissertation que je devais rédiger et je mettais de côté les ouvrages qui me semblaient les plus utiles pour étayer mon discours.

Le cours de lecture rapide que j’avais suivi un été s’est avéré ainsi un excellent placement.

Je rédigeais ensuite sans arrêt pendant quinze heures en incluant toutes les connaissances générales pertinentes que je pouvais posséder.

Sans avoir jamais assisté à aucun de ces cours, je n’ai jamais obtenu une note inférieure à « B » et mes clients satisfaits ont commencé à faire circuler mon nom parmi leurs fainéants camarades.

Malheureusement, ce genre d’écrivaillerie n’est profitable qu’autour de la mi-session ou en fin de session.

Un soir que j’attendais un client au café de l’université, j’ai fait la connaissance d’une étudiante adulte qui suivait des cours de russe et travaillait au service de presse de l’ambassade de l’Union soviétique. Nous nous sommes liés d’amitié et, après l’avoir rencontrée quelques fois et qu’elle sût la nature de mes activités professionnelles, elle m’a demandé si je serais intéressé par un poste de rédacteur-réviseur auprès de son employeur.

Bien entendu, l’idée de travailler dans ce qui pourrait s’avérer un nid d’espions me préoccupait certainement. À cette époque, voyez-vous, la guerre froide faisait toujours rage.

Immeuble de brique, œil de bœuf, centre-ville d'Ottawa, lieu historique national, guerre froide, Igor Gouzenko
Igor Gouzenko, employé du chiffre de l'ambassade de l'URSS, habitait dans cet immeuble de la rue Somerset, à Ottawa. Le 5 septembre 1945, il décida de passer à l'Ouest emportant avec lui une centaine de documents démasquant un réseau d'espionnage russe au Canada avec ramifications en Angleterre et aux États-Unis. C'est un peu grâce à lui que la guerre froide a été déclenchée.
Il y avait toutefois un incitatif non négligeable dont j'ai tenu compte dans ma décision de postuler cet emploi : mon propriétaire aurait pu sortir tout droit d’un roman de Fiodor Dostoïevski et sympathisait avec la classe ouvrière dans la mesure où elle payait son loyer à temps.

L’entrevue que m’a donnée l’attaché de presse s’est bien passée et il m’a offert un emploi à temps partiel à titre de réviseur.

Le service de presse de l’ambassade de l’URSS occupait deux logements contigus au 15e étage d’un grand immeuble résidentiel. L’ameublement consistait principalement en tables et en chaises dépareillées croulant sous des piles de papiers et de publications. La table qui m’a été assignée faisait face à une grande fenêtre avec vue splendide sur la ville.

Mon travail consistait à remanier des articles rédigés à Moscou pour les rendre publiables dans la presse canadienne.

Je ne sais pas si cette méthode a toujours cours, mais à cette époque, les auteurs russes étaient payés à la page : plus long était leur texte, plus élevé était leur revenu.

Quand on sait cela, tout à coup on comprend Guerre et paix et Les Frères Karamazov.

Les écrits que je devais réviser étaient traduits du russe au français ou à l’anglais. Malheureusement, les traducteurs étaient aussi payés à la page, donc des articles déjà verbeux et insipides prenaient de l’expansion par cette transsubstantiation. J’ai vite appris à transformer une loghorrée de 4 000 mots en précis de 300 mots assez acceptable.

Je dis « assez acceptable » parce qu’il était souvent ardu de captiver l’intérêt d’un auditoire en raison du sujet des textes qui m’étaient confiés. La presse canadienne ne se souciait guère du komsomol (organisation des jeunesses communistes) ni de l’utilisation des pesticides pour faire valoir la réforme agraire au Turkménistan, l’une des républiques soviétiques et neuvième plus grand producteur de coton au monde.

De temps à autres toutefois, des sujets intéressants se dégageaient. Des articles concernant le programme spatial soviétique, la recherche médicale ou les merveilles naturelles comme le lac Baïkal pouvaient être remodelés pour parution dans les médias canadiens.

Les mois passaient et, un jour, en regardant par la fenêtre, j’ai remarqué que des grues avaient poussé entre les gratte-ciel à l’horizon. L’industrie de la construction se relevait, signe indéniable que l’économie avait repris son souffle.

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Le secteur de la construction est considéré par certains comme le baromètre de l'économie. Depuis une cinquantaine d'années, la valeur de la richesse produite dans les chantiers de construction ne se mesure plus en litres de sueur transpirée par les ouvriers, mais plutôt en vibration générée par des machines bruyantes et graisseuses, en tonnes de poussière et de débris dégagées et en fonction de la largeur du sourire des promoteurs immobiliers.

Un matin, 18 mois après mon embauche par les Russes, l’attaché de presse m’a appelé dans son bureau pour me dire combien il était satisfait de mon travail. Toutefois, ses supérieurs avaient décidé de moderniser les méthodes de travail; les machines à écrire allaient être remplacées par des ordinateurs. Il fallait réaliser des économies ailleurs. Par cet euphémisme, j’apprenais que j’allais être mis à pied.

Au cours de cette année et demie cependant, ma situation de pigiste s’était améliorée. Je n’écrivais plus de dissertations pour les étudiants. J’avais acquis une expérience précieuse et certains de mes clients, apprenant ma nouvelle disponibilité, augmentèrent ma charge de travail.

Ma carrière pouvait démarrer.


2013-03-11

Le nom des bêtes


Il y a très, très longtemps, bien avant ma naissance et sans doute la vôtre, Adam vivait dans le paradis terrestre, un immense jardin situé Dieu seul sait où. C’est d’ailleurs Dieu qui y avait mis Adam sans que celui-ci ne sache trop comment ni pourquoi, mais il ne s’en plaignait guère : le climat était agréable, la végétation luxuriante et la nourriture abondait.

Quand Adam mangeait des fruits, des insectes venaient se nourrir des pelures, des écorces et des noyaux qu’il avait jetés sur le sol. Il pouvait passer des heures, insouciant, à regarder ces bestioles s’affairer : il avait tout son temps. Absorbé par le manège de ses minuscules bêtes qui transportaient les débris de son repas, il s’endormait parfois.

Un jour qu’il sommeillait, il fut éveillé par un gros quadrupède velu aux pattes griffues doté d’un long nez et d’une longue queue qui s’approchait du nid des petites bêtes. D’un coup de patte, la chimère défonça le monticule qui servait de demeure aux insectes et y plongea son long mufle.

« Quel animal effroyable! » se dit Adam appeuré.

Quand la bête retira son museau du tas de terre et qu’Adam vit la longue et mince langue du monstre, sa peur se transforma en véritable terreur, surtout qu’Adam était nu et bien conscient que son corps comptait plusieurs orifices dans lesquels l’appendice de l’animal aurait pu se glisser à la recherche de je ne sais quoi.

C’en était trop, en se levant en hâte, Adam ne put se retenir et se souilla.

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Le fourmilier tamanoir (Myrmecophaga tridactyla) est de la même famille que le paresseux. Certains le confondent parfois avec un ours, peut-être à cause de sa fourrure et de ses griffes. Si vous me le permettez, ces gens-là n'ont pas le sens de l'observation : aucun ours n'a un pif comme ça.

Il s’enfuit à toute vitesse et, arrivé à l’une des rivières qui baignait le jardin, il y plongea pour calmer sa frayeur et se laver.

Un soir, Adam se dirigeait vers un pré où les savoureuses betteraves qu’il y avait plantées poussaient très bien. Il aimait les manger crues, en salade ou même en soupe.

Quoi qu’il en soit, en arrivant sur les lieux, quelle ne fut pas sa surprise de voir une dizaine d’énormes bestiaux occupés à brouter ses betteraves. Affolé, il se cacha dans les arbustes en prenant bien soin de ne pas attirer l’attention des redoutables mastodontes.

Écartant le feuillage derrière lequel il se dissimulait, il observa les gigantesques animaux. C’étaient des quadrupèdes au poil ras de différentes couleurs. Certaines bêtes étaient noires, d’autres blanches, d’autres noires et blanches. Elles avaient le regard impavide, le front bas orné de deux formidables cornes et mâchaient constamment, comme si elles tentaient d’assouvir une faim insatiable.

À cette pensée, Adam détourna les yeux en tentant vainement de retenir ses sanglots, horrifié à l’idée de finir ses jours dévoré par ces colossales créatures. Obnubilé par l’épouvante et le désespoir, il s’oublia et sentit ses déjections lui couler le long des jambes.

À ce moment, Dieu – qui était beaucoup moins occupé que de nos jours – faisait sa promenade vespérale et prenait le frais sur terre, au milieu de sa création. Quelle ne fut pas sa surprise de voir Adam, couvert de fèces et bouleversé, courir de façon désordonnée.

– Halte-là mon homme! dit Dieu. Où vas-tu ainsi barbouillé d’excréments?

Il s’agissait évidemment d’une question rhétorique puisque Dieu est omniscient.

Surpris, Adam éclata en sanglots et s’exclama :

– Mon Dieu, Mon Dieu! Pourquoi m’as-tu abandonné sur cette terre peuplée d’affreuses bêtes! Je m’enfuyais loin de ces dangereux bestiaux qui voulaient me dévorer! dit Adam en montrant du doigt les ruminants qui finissaient de détruire son carré de betteraves.

Dieu, étant omniprésent, n’avait pas besoin de se tourner pour voir où Adam pointait l’index, mais il le fit quand même par souci de politesse et aussi pour dissimuler son sourire en regardant les vaches paître dans les betteraves.

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La betterave (beta vulgaris) est une racine de couleur rouge foncé. Selon le De Re Culinaria, un livre de cuisine de l'époque romaine, les anciens Romains la servaient en soupe pour soigner la constipation. Grands mercis à WPClipart d'avoir mis cette image du domaine public à la disposition de tous.

Il eut pitié d’Adam qui perdait toute maîtrise de ses sphincters chaque fois qu’il rencontrait un animal qu’il ne connaissait pas. Il finirait par mourir de déshydratation s’il n’apprenait pas à se libérer de ses craintes.

Heureusement, Dieu, dans son omnipotence, sût immédiatement ce qu’il fallait faire pour aider sa créature à combattre ses démons. Il appela Adam.

Adam, qui essayait tant bien que mal d’enlever la fiente qui commençait à sécher sur ses jambes, obéit immédiatement.

– Adam, tu es bien à te promener tout nu dans le jardin en ce moment, mais je dois t’avertir que cela ne durera pas. Vois-tu, nous sommes maintenant l’été, mais le jardin aura besoin de se reposer quelques mois. Il doit arrêter de produire un peu pendant l’hiver, quand il fera plus froid, pour reprendre des forces.

– Horreur! dit Adam en recommençant à sangloter. Je vais mourir de froid et de faim!

– Ne t’inquiète donc pas, répondit Dieu. Pour ce qui est de la nourriture, sache que les betteraves que tu aimes tant peuvent se conserver pendant plusieurs mois dans un caveau que tu aménageras sous la terre pendant tes temps libres. Pour ce qui est du froid, j’ai pensé à te confectionner un vêtement, ce qui me cause un petit problème...

Adam restait coi, ne comprenant pas de quoi Dieu parlait. Il n’avait connu ni hiver, ni printemps, ni automne et le concept de vêtement lui était tout à fait étranger.

– Mon problème, dit Dieu légèrement courroucé, est le suivant : comment suis-je sensé te faire un froc si tu fais dedans chaque fois que tu vois quelque chose que tu ne connais pas et qui te dépasse?

Adam craignait la colère de Dieu plus que toute autre chose, c’est pourquoi il s’exclama :

– Mon Dieu, dis-moi ce que je dois faire et je le ferai. Je ferai tout et n’importe quoi pour effacer l’aigreur de ton visage!

Dieu, satisfait de la réponse du premier homme. lui dit :

– Tu as peur des bêtes parce qu’elles te sont inconnues. Voici ce qu’il te faut faire : toutes les fois que tu verras un animal, donnes-lui un nom. Ainsi il ne te sera plus inconnu et tu le connaîtras désormais, mais pas dans le sens biblique du terme...

Devant le regard interrogateur d’Adam, Dieu soupira et ajouta :

– Je t’expliquerai tout ça plus tard. Pour le moment va, que les animaux te deviennent familiers et sois guéri de ta frayeur.

Adam commença donc à nommer les habitants du royaume animal et vit que la connaissance était préférable à l’ignorance tant et si bien que, plus tard, lorsque la compagne que Dieu avait soutiré de son sein pendant son sommeil lui proposa d’aller voir un arbre qui était supposé donner la connaissance du bien et du mal, il n’hésita pas une seconde.

Mais ça, c’est une autre histoire...

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Le bon vieux roi Salomon disait : « Celui qui augmente sa science augmente sa douleur ». De là à dire que la connaissance mène à la mort, il n'y a qu'un pas facile à franchir. Pourtant, les savants comme les ignorants finissent tous au tombeau.