La poire bon-chrétien (appelée Williams en Angleterre et Bartlett en Amérique) est juteuse et savoureuse. C’est en croquant dans une de ces poires que j’ai fait éclater le plombage de l’une de mes molaires inférieures, ce qui m’a causé bien des tourments.
J’ai toujours éprouvé de la circonspection à l’égard de la médecine dentaire. Est-une science? Un art? Une technique?
L’être humain a des problèmes dentaires depuis sa sédentarisation, il y a près de 10 000 ans. Ses habitudes alimentaires ont alors changé, il s'est mis à consommer plus de sucre qui entraîne la carie.
Les maux de dents sont peut-être ainsi la malédiction que Dieu infligea aux descendants de Caïn pour avoir adopté la vie sédentaire de leur regretté ancêtre.
Caïn était agriculteur tandis que son frère Abel était nomade. Abel offrait les premiers-nés de ses troupeaux en sacrifice, ce qui plaisait à Dieu. Par contre, les courgetttes, les céleris et les carottes de Caïn ne lui plaisaient pas, peut-être parce qu’il n’y ajoutait pas de vinaigrette ranch.
Quoi qu’il en soit, il a fallu un bon bout de temps avant que les gens comprennent l’origine des caries. Dans l’Antiquité, on croyait que la carie était causée par des vers. Les anciens Égyptiens traitaient les malformations dentaires des enfants en leur faisant manger des souris écorchées et cuites. En Chine, on obturait les caries avec des excréments de chauve-souris. En Espagne, une bonne hygiène buccale commençait en se rinçant la bouche régulièrement avec de l’urine.
Au Moyen-Âge, apparurent les arracheurs de dents qui exerçaient leur métier sur la place publique en promettant à leurs patients une extraction sans douleur (de là l’expression « menteur comme un arracheur de dents ») au grand plaisir de leur auditoire qui n’avait pas encore de télévision ni d’Internet pour se divertir. Les arracheurs de dents offraient également l’ablation des cors et des durillons.
Médecine dentaire et pédicure allaient main dans la main à cette époque.
À la Renaissance, les barbiers se sont mis de la partie pour soigner les dents. Ainsi, avec une mise en pli ou une permanente, les nobles dames de Florence pouvaient du même coup s’offrir un détartrage.
Il fallut attendre jusqu’au XVIIIe siècle pour que Pierre Fauchard, le père de l’odontologie moderne, publie Le chirurgien dentiste dans lequel il préconisait l’utilisation de métaux lourds pour obturer les dents, tout en continuant de recommander le rince-bouche à l’urine.
Un homme s’apprête à se rincer la bouche avec sa propre urine qu’il vient de prélever dans une coupe de cristal. Certaines mesures hygiéniques à la mode peuvent être dégoûtantes mais rien n'empêche de les appliquer avec classe.
Si on n’arrête pas le progrès, celui-ci sait parfois se faire attendre...
C’est en pensant aux origines de la médecine dentaire que je me mis à la recherche d’un dentiste. J‘optai pour un nouveau cabinet qui venait d’ouvrir dans un centre commercial de mon quartier, niché entre un magasin de location de vidéos, une pizzeria et un courtier immobilier.
Le cabinet du docteur Nguyen était neuf, propre, décoré avec goût et à la fine pointe de la technologie. Le docteur Nguyen était une jolie jeune femme d'à peine 30 ans qui était fraîchement émoulue d’une école de dentisterie de Las Vegas, une ville à laquelle on ne pense guère, à prime abord, pour faire des études universitaires.
On me dit cependant que l’école de médecine dentaire qui s’y trouve jouit d’une excellente réputation.
Après examen, Le docteur Nguyen me dit que ma molaire déficiente aurait besoin d’une couronne, mais qu’il faudrait d’abord que je voie un chirurgien dentiste qui me rabaisserait la gencive, me remonterait la mâchoire et me ferait un traitement endodontique.
Le traitement endodontique (qu’on appelle « traitement de canal » au Canada) consiste à enlever la pulpe d’une dent endommagée au moyen de limes, de fraises et autres instruments de précision.
Ce traitement a la réputation d’être douloureux, mais le chirurgien polonais qui me traitait possédait des compétences incontestables.
Après m’avoir administré une solide anesthésie locale, le chirurgien a mis un CD de Johnny Cash qu'il fit jouer à tue-tête pendant toute l’opération pour me distraire des choses abominables auxquelles il se livrait dans ma bouche avec des instruments contondants. Je n’ai absolument rien senti.
Quand j’ai revu le docteur Nguyen, celle-ci s’est affairée pendant de longues minutes sur ma molaire avant de déclarer : « Ça ne va pas ».
Elle m’a conduit dans son bureau. J’avais la bouche engourdie par l’anesthésie et je portais toujours le bavoir d’usage que les dentistes nous attachent autour du cou quand ils exercent leurs activités.
Le docteur Nguyen afficha sur un écran géant la radiographie numérisée de ma bouche.
« Voyez-vous, monsieur, je suis dans l’impossibilité de poser votre couronne parce que vos dents sont mal alignées, en particulier, ici, ici et ici, ainsi que de tout ce côté de votre bouche », dit-elle en indiquant des dents sur l’image avec un pointeur laser.
« Voici ce que je propose : je vais fabriquer un appareil pour vous redresser la denture. Vous le garderez en bouche pendant de six à douze mois, soit le temps nécessaire pour que vos dents prennent une attitude normale. Il vous en coûtera 1 800 $ pour ce traitement. Vos parents auraient bien fait de vous faire consulter un dentiste quand vous étiez enfant. »
Je me retins pour ne pas lui parler de mon grand-père qui a vécu les trente dernières années de sa vie avec seulement trois dents et qui auparavant allait consulter le maréchal-ferrant quand il avait mal aux dents.
« Ensuite, il faudra poser des couronnes sur les dents de la mâchoire inférieure qui ne seront plus alignées avec celles de la mâchoire supérieure. Il s’agit d’environ douze couronnes, ce qui représente un montant de 15 000 $ à 18 000 $. Nous pourrons commencer la semaine prochaine. »
Je demandai au docteur Nguyen de me laisser quelques jours pour y réfléchir.
« Vous savez, bien des gens n’hésiteraient pas une seconde à hypothéquer leur maison pour recevoir un tel traitement », me dit-elle.
« Je vous crois sur parole », lui répondis-je. « Par curiosité, toutefois, combien m’en coûterait-il pour me faire arracher toutes les dents et me faire poser des dentiers? »
« Environ 10 000 $, mais c’est une solution que je ne saurais vous faire envisager », me répondit-elle.
Je la remerciai, réglai les traitements qu’elle m’avait prodigués jusqu’à ce moment et sortis du cabinet encore tout étourdi par l’anesthésie et les montants astronomiques que je venais d’entendre.
Au cours des jours suivants, une amie me conseilla de demander une deuxième opinion et me recommanda une dentiste suédoise chez laquelle sa sœur était hygiéniste.
Je suis donc allé visiter le docteur Svensson, une dame d’un certain âge, qui m’a examiné en marmonnant : « Je vois, je vois ».
Puis elle m’a demandé :
« Votre dentiste, elle est jeune? Son cabinet et son matériel sont entièrement informatisés? »
— « Oui, comment le saviez-vous? »
— « Écoutez, mon cher monsieur : je pense que je serai en mesure de vous poser une couronne. Préférez-vous une couronne en or ou en porcelaine? Je crois que l’or vous irait à merveille. Une couronne en or coûte 900 $, une couronne en porcelaine, 1 200 $. »
« Une couronne en or, ça serait bien », répondis-je, en me promettant de brûler un cierge à saint John Maynard Keynes qui a remplacé l’étalon-or par l’étalon-porcelaine à la signature des accords de Bretton Woods en 1944.
John Maynard Keynes, économiste britannique, est l’un des principaux artisans des accords de Bretton Woods, signés le 22 juillet 1944 au New Hampshire. En vertu de cet accord, l’étalon-or était abandonné en faveur d’une seule monnaie définie en or, le dollar américain. L’étalon-porcelaine est une invention ‘pataphysique de l’auteur. Si vous alliez échanger vos dollars en porcelaine, vous risqueriez d'être déçus.
Deux semaines plus tard, fier de ma nouvelle couronne en or, j’étais également soulagé d’avoir évité le rince-bouche à l’urine.
Next Saturday: Don’t mess with the Captain!
Amy, I hope you can finally rest in peace. I loved you.