Catherine était une jolie femme, brune, svelte, courte. Elle avait 42 ans, portait des lunettes et de drôles de chapeaux, un peu comme Annie Hall.
Nous nous étions rencontré un jour que j’essayais de placer un groupe musical au bar de l’université où elle suivait un cours de philosophie. Nous avions eu une discussion passionnée au sujet des valeurs d’Arthur Schopenhauer.
Je lui disais que le pessimisme de Schopenhauer le rendait malheureux et, elle, rétorquait que c’était impossible parce que le philosophe aimait les caniches.
Quelques mois auparavant, après 20 ans de vie commune, Catherine et son mari s’étaient séparés. Ils avaient deux enfants, un garçon de 12 ans et une fille de 9 ans, qui ensoleillaient les jours de Catherine.
Hélas, la vie n’est pas toujours facile. L’ex-mari de Catherine, Günther, était administrateur de réseaux informatiques et avait perdu son emploi quand la grande société pour laquelle il travaillait avait déclaré faillite lorsque la bulle technologique avait éclaté.
Il s’était trouvé un autre emploi – moins bien rémunéré – dans une petite entreprise qui gérait des centres de données pour des clients de la région. C’était un travail assujetti à des horaires irréguliers et, souvent, Günther devait se rendre sur les lieux, à toute heure du jour ou de la nuit, pour résoudre des problèmes techniques..
Catherine et Günther avaient donc décidé de faire chambre à part jusqu’à ce qu’ils aient trouvé un acheteur pour leur maison. Ensuite, ils partageraient le patrimoine familial pour poursuivre leur vie séparément, ailleurs.
Les gens qui trouvent des solutions raisonnables aux problèmes de la vie m’impressionnent toujours.
Un mercredi matin après que Catherine eut passé la nuit chez moi, celle-ci s’aperçut que la pile de son téléphone était tombée à plat. Je lui suggérai d’utiliser le mien pour appeler la nourrice à la maison, prendre des nouvelles des enfants et planifier la journée.
Nous avons ensuite déjeuné, heureux que la vie ait fait se croiser nos chemins. Puis, j’ai accompagné Catherine à sa voiture, nous nous sommes embrassés tendrement en nous promettant de nous revoir avant le week-end.
Le jeudi, Catherine m’a téléphoné pour me dire qu’une cousine l’avait invitée avec les enfants à son chalet près d’un centre de ski à la mode. Elle serait de retour le dimanche et serait ravie si nous pouvions passer la soirée ensemble à son retour.
« La négation des désirs comporte ses vertus, mais quand une jolie femme est ravie de passer la soirée avec moi, j’en suis tout aussi ravi », disait le célèbre joueur de sitar.
Ce soir-là, je reçus un autre coup de téléphone :
— Puis-je parler à Catherine?
Surpris d’entendre un inconnu téléphoner à Catherine chez moi, je lui ai demandé à qui je m’adressais.
— C’est Günther, je suis son mari...
Rien n’est plus intéressant que de se faire appeler par l’ex-mari de sa maîtresse.
— Foutez la paix à ma femme, me dit Günther avec rage. Ça vous amuse de briser les ménages et de semer le désordre dans les familles? Laissez-moi parler à Catherine, je sais qu’elle est là.
On dit qu’un mari dont l’épouse est infidèle « porte les cornes » parce que tout comme un animal ignore l'existence du panache qui orne son front, le cocu est inconscient de l’adultère du conjoint bien qu’il soit évident aux yeux de tous. Porter les cornes est courant chez les humains, je les ai portées et vous aussi sans doute. |
J’étais troublé mais j’essayai de lui expliquer qu’il avait tort, que les choses n’en étaient pas ainsi, du moins ce n’était pas la façon dont Catherine m’avait expliqué sa situation conjugale. Je lui ai dit que je n’étais pas un amant clandestin et qu'en fait je méprisais les hommes qui courent le jupon des femmes mariées.
Il y eut un long silence au bout du fil suivi d’un sanglot douloureux. Günther pleurait...
— Je sais que j’aurais dû faire mieux, dit-il, je sais que ce n’est pas une excuse, mais je pourrais arranger les choses, je... je...
Et il se mit à sangloter sans retenue.
Il est toujours gênant d’écouter les pleurs d’un homme, en particulier quand on se sent un peu responsable. Je ne savais que faire ni que dire.
J’ai essayé de lui expliquer que c’était une erreur involontaire de ma part, que j’en discuterais avec Catherine la prochaine fois que je la verrais...
— C’est inutile, dit-il, sans Catherine, ma vie n’a plus de sens. J’aime autant en finir...
L’apitoiement est le pire compagnon qui soit. Je m’inquiète toujours quand quelqu’un dit qu’il veut mettre fin à ses jours, surtout si l’avenir de jeunes enfants est en jeu.
— Écoutez, vous êtes bouleversé, c’est normal, mais ne vous laissez pas aller. Parlons-en plutôt.
Et puis, j’ai eu une idée folle :
— Vous êtes libre en ce moment? Allons prendre un café. Vous connaissez ce bistrot sur la rue Principale, L’Amer à boire? Pourquoi ne nous y retrouvons pas dans, disons, une demie-heure?
Il n’a pas été facile de convaincre Günther, mais j’y parvins. Je me disais que si je pouvais le faire sortir de la maison, ça pourrait l’aider à oublier ses idées lugubres pour un moment.
Nous nous sommes donc rencontrés au café. Il a longuement parlé, je l’ai écouté et, au bout du compte, il a accepté de ne pas faire de sottises jusqu’à ce que j’aie parlé à Catherine.
Le dimanche, en après-midi, Catherine m’a téléphoné pendant qu’elle revenait en ville. Après lui avoir demandé des nouvelles de son week-end au chalet, je lui ai dit :
— Catherine, il faut que nous parlions de Günther...
Je lui ai dit que son mari m’avait téléphoné et expliqué l’état d’esprit dans lequel il se trouvait.
— L’imbécile! Il n’avait pas le droit de te téléphoner! Comment a-t-il obtenu ton numéro?
Il l’avait trouvé en regardant l’afficheur après qu’elle eut téléphoné chez elle en utilisant mon téléphone.
— Tu n’aurais jamais dû me laisser utiliser ton téléphone! Où avais-tu la tête? Est-ce que tu te rends compte de la situation dans laquelle je me trouve à cause de ton étourderie?
— Catherine, je...
Il était trop tard, elle avait raccroché. J’ai composé son numéro de nouveau, la ligne était occupée.
Vers l’heure du souper, le téléphone sonna : c’était Günther.
— Puis-je parler à Catherine s’il-vous-plaît?
Je lui répondis que Catherine n’était pas là.
— Elle est passée plus tôt, m’a laissé les enfants et est repartie, me dit Günther. Elle était en furie et elle ne répond pas au téléphone. Que s’est-il passé?
— Je ne sais pas, mentis-je, peut-être qu’elle n’a pas passé un bon week-end chez sa cousine...
— Peu importe, les enfants sont avec moi maintenant et un des centres de données vient de me téléphoner. Il faut que j’aille travailler, mais la nourrice ne viendra pas avant demain et je ne sais pas quoi faire.
Je lui suggérai de laisser les enfants chez des parents, des amis ou une voisine.
— Nous n’avons ni famille ni amis en ville et je ne connais pas les voisins.
Et puis, après un moment, il dit :
— Ça me gêne de vous le demander, mais pourriez-vous...
La perspective de surveiller les enfants de cet homme cocufié par ma faute ne me souriait guère, mais que pouvais-je faire d’autre compte tenu de son état psychologique?
J’ai donc dit : « D’accord, emmenez-moi les enfants, je les surveillerai ce soir. »
J’ai fait du maïs soufflé, j’ai sorti le jeu de Monopoly et nous avons joué à acquérir les biens des autres, à convoiter des actifs, à recevoir un salaire toutes les fois qu’on passe la case « Départ » et à parfois finir en prison.
J’ai regardé les enfants s’endormir sur le canapé et j’ai été soulagé quand Günther est venu les chercher à 3 h.
Je n’ai plus jamais entendu parler de Catherine ni de Günther.