Le présent récit fait partie d'un feuilleton. Vous pouvez lire le premier épisode et suivre l'hyperlien à la fin de chaque billet pour lire la suite.
À la fin de ma deuxième journée passée à l’aire des civières, je ressentais toujours une douleur atroce toutes les fois que je bougeais et je n’avais encore aucune idée de la nature du mal qui m’affligeais. Ce qui avait commencé par une crise de goutte m’avait ensuite été diagnostiqué comme une entorse au genou, puis une entorse avec déchirures ligamentaires. Depuis que j’étais à l’hôpital, on m’avait parlé d’arthrose et de sténose spinale et un médecin que j’avais surnommé « le goéland » tenait absolument à m’opérer à la moëlle épinière.
Étendu sur ma civière, je ne pouvais que conclure que la science du diagnostic était loin d’être exacte. En toute justice cependant, je ne pouvais vraiment blâmer le corps médical pour son incapacité à découvrir la cause de mon infirmité. C’était un peu comme si un génie du mal, une espèce de Keyser Söze du film Suspects de convenance, s’amusait à semer la pagaille dans mon organisme au détriment de tous ces médecins-détectives qui en perdaient leur latin.
Dans les romans ou dans les films, on s’attarde à trouver les « vrais » coupables. Dans la vraie vie, les détectives ou les médecins s’intéressent davantage à trouver un suspect convenable – tant mieux s'il est coupable – qu’ils pourront accuser afin de classer l’affaire rapidement et passer à autre chose.
Voilà à quoi je réfléchissais en regardant l’aumônier de l’hôpital offrir ses sympathies à la famille d’un mourant auquel il venait d’administrer les derniers sacrements dans l’une des chambrettes de l’aire des civières.
C’est à ce moment qu’une brancardière se présenta et commença à ranger mes effets personnels sous ma civière. Craignant qu’elle allait m’emmener au bloc opératoire avant que j’eusse consenti à une chirurgie, je lui ai demandé où nous allions.
« Je vous conduis à votre chambre, monsieur. »
Je n’en croyais pas mes oreilles! J’allais enfin quitter la cacophonie des sonnettes et des avertisseurs de l’aire des civières! Je me confondis en remerciements auxquels la brancardière répondit laconiquement :
« Je ne fais que mon travail, monsieur. »
Quand je suis arrivé à ma chambre, un préposé me transféra à une civière plus large dotée d’un matelas plus épais. En écoutant le préposé discuter avec la brancardière, j’ai compris que je me trouvais au « débordement de l’urgence », un service plus ou moins clandestin où l’on acheminait les patients qui séjournaient à l’urgence depuis 48 heures afin d’éviter que l’hôpital soit mis à l’amende par le ministère de la santé pour non-respect des objectifs de rendement.
L’humanité souffre d’une soif insatiable d’ordre tout en étant possédée par un désir vorace de désordre. C’est sans doute pour cela qu’a été inventée la bureaucratie, cette forme d’organisation du travail qui vise l’exploitation efficace, rationnelle et lucrative des ressources, dont il faut contourner les lourdes règles au prix de grands efforts et d’une ingéniosité pharaonique.
C’est ce paradoxe qui me valut de ne pas m’éterniser dans la bruyante aire des civières.
Je me retrouvais donc dans une espèce de no man’s land, un service transitoire où le personnel était réduit au minimum. De temps en temps, une infirmière venait mesurer mes signes vitaux, me demandait d’évaluer ma douleur sur une échelle de zéro à dix et un préposé m’apportait mes repas.
C’est à ce moment qu’une brancardière se présenta et commença à ranger mes effets personnels sous ma civière. Craignant qu’elle allait m’emmener au bloc opératoire avant que j’eusse consenti à une chirurgie, je lui ai demandé où nous allions.
« Je vous conduis à votre chambre, monsieur. »
Je n’en croyais pas mes oreilles! J’allais enfin quitter la cacophonie des sonnettes et des avertisseurs de l’aire des civières! Je me confondis en remerciements auxquels la brancardière répondit laconiquement :
« Je ne fais que mon travail, monsieur. »
Quand je suis arrivé à ma chambre, un préposé me transféra à une civière plus large dotée d’un matelas plus épais. En écoutant le préposé discuter avec la brancardière, j’ai compris que je me trouvais au « débordement de l’urgence », un service plus ou moins clandestin où l’on acheminait les patients qui séjournaient à l’urgence depuis 48 heures afin d’éviter que l’hôpital soit mis à l’amende par le ministère de la santé pour non-respect des objectifs de rendement.
L’humanité souffre d’une soif insatiable d’ordre tout en étant possédée par un désir vorace de désordre. C’est sans doute pour cela qu’a été inventée la bureaucratie, cette forme d’organisation du travail qui vise l’exploitation efficace, rationnelle et lucrative des ressources, dont il faut contourner les lourdes règles au prix de grands efforts et d’une ingéniosité pharaonique.
C’est ce paradoxe qui me valut de ne pas m’éterniser dans la bruyante aire des civières.
Je me retrouvais donc dans une espèce de no man’s land, un service transitoire où le personnel était réduit au minimum. De temps en temps, une infirmière venait mesurer mes signes vitaux, me demandait d’évaluer ma douleur sur une échelle de zéro à dix et un préposé m’apportait mes repas.
Tous les jours, j’avais droit à la visite du « goéland », ce neurologue qui était persuadé que je feignais ma maladie parce que je refusais de subir une opération à la moëlle épinière avant d’avoir la certitude que c’était la cause réelle de mon affliction.
« Allez monsieur! Montrez-moi ce que vous pouvez faire! Levez-vous et marchez! » me disait-il, goguenard.
En vérité je n’en menais pas large. Relégué dans une civière depuis bientôt une semaine, je ne savais toujours pas quelle était ma maladie, j’avais un médecin qui me traitait d’hypocondriaque et je prenais des analgésiques qui ne me soulageaient pas.
Quand mon amie Lucide vint me rendre visite et m’apporta une bouteille d’ibuprofène, j’avalai discrètement deux comprimés et je dissimulai le médicament dans ma table de chevet pour éviter de me le faire confisquer de nouveau par une infirmière trop zélée.
En attendant que l’anti-inflammatoire fasse effet, je confiai à mon amie mon désespoir et ma frustration.
« Sais-tu quel est ton vrai problème, répliqua-t-elle? Ça fait trop longtemps que tu es confiné dans un lit ou dans une civière! On devrait pouvoir te prêter un fauteuil roulant, nous sommes dans un hôpital après tout, non? »
C’était une idée de génie! Je saisis la sonnette dont le cordon était noué à la barrière de ma civière et appelai une infirmière. Au bout d’une quinzaine de minutes, une préposée se présenta et je lui demandai s’il était possible de me trouver un fauteuil roulant pour que je puisse aller me promener avec mon amie.
« Je vais en parler à votre infirmière », me répondit-elle.
Lucide et moi continuèrent notre conversation et, après une vingtaine de minutes sans nouvelles de l’infirmière, j’appuyai de nouveau sur la sonnette. Quand la préposée arriva, je lui demandai ce qu’il en était de ma requête.
« Je m’excuse monsieur, mais votre infirmière est en pause et je n’ai pas encore reçu son autorisation. »
C’en était trop. Toute la frustration qui s’était accumulée en moi depuis une semaine fit surface et déborda :
« Écoutez mademoiselle, voulez-vous dire qu’il n’y a qu’une seule personne dans ce service qui puisse m’autoriser à aller en fauteuil roulant prendre un café à la cafétéria avec mon amie? Je ne demande tout de même pas un miracle! Je ne vous demande pas de me trouver un donneur d’organe! Tout ce que je veux c’est une chaise roulante! Nous ne sommes pas dans le Tiers-Monde tout de même! »
Surprise par ma colère, la préposée éclata en sanglots. Les pleurs de la demoiselle alertèrent son superviseur qui se précipita dans ma chambre :
« Qu’avez-vous fait à mon employée? » me demanda-t-il, inquiet.
Confus, je lui expliquai la situation pendant qu’une infirmière amenait la préposée dans le couloir pour la consoler. Cinq minutes plus tard, le superviseur m’apportait un fauteuil roulant dans lequel il m’installa avec l’aide de Lucide qui me poussa à l'ascenseur pour aller à la cafétéria.
J’étais éberlué par le drame qui venait de se produire, mais aussi extasié de me retrouver assis, en mouvement, hors des quatre murs de ma chambre.
Lucide et moi sommes allés chercher un café puis je lui demandai de me conduire dehors pour griller une cigarette. Il faisait nuit, c’était la deuxième semaine de janvier et le mercure indiquait moins 20 degrés. Je n’avais pas fumé depuis six jours et, en allumant ma cigarette, j’ai eu l’impression d’avoir enfin trouvé un analgésique efficace.
Lisez la suite de ce récit dans Chroniques hospitalières VII : Le pavillon qui sent bon
« Allez monsieur! Montrez-moi ce que vous pouvez faire! Levez-vous et marchez! » me disait-il, goguenard.
En vérité je n’en menais pas large. Relégué dans une civière depuis bientôt une semaine, je ne savais toujours pas quelle était ma maladie, j’avais un médecin qui me traitait d’hypocondriaque et je prenais des analgésiques qui ne me soulageaient pas.
Quand mon amie Lucide vint me rendre visite et m’apporta une bouteille d’ibuprofène, j’avalai discrètement deux comprimés et je dissimulai le médicament dans ma table de chevet pour éviter de me le faire confisquer de nouveau par une infirmière trop zélée.
En attendant que l’anti-inflammatoire fasse effet, je confiai à mon amie mon désespoir et ma frustration.
« Sais-tu quel est ton vrai problème, répliqua-t-elle? Ça fait trop longtemps que tu es confiné dans un lit ou dans une civière! On devrait pouvoir te prêter un fauteuil roulant, nous sommes dans un hôpital après tout, non? »
Le président américain Franklin Delano Roosevelt (1882-1945) a été cantonné dans un fauteuil roulant pour le reste de ses jours après avoir été frappé de paralysie pendant ses vacances à l’île Campobello, au Nouveau-Brunswick. Encore aujourd’hui, les médecins ne s’entendent pas pour dire s’il souffrait de poliomyélite ou du syndrome de Guillain-Barré. |
« Je vais en parler à votre infirmière », me répondit-elle.
Lucide et moi continuèrent notre conversation et, après une vingtaine de minutes sans nouvelles de l’infirmière, j’appuyai de nouveau sur la sonnette. Quand la préposée arriva, je lui demandai ce qu’il en était de ma requête.
« Je m’excuse monsieur, mais votre infirmière est en pause et je n’ai pas encore reçu son autorisation. »
C’en était trop. Toute la frustration qui s’était accumulée en moi depuis une semaine fit surface et déborda :
« Écoutez mademoiselle, voulez-vous dire qu’il n’y a qu’une seule personne dans ce service qui puisse m’autoriser à aller en fauteuil roulant prendre un café à la cafétéria avec mon amie? Je ne demande tout de même pas un miracle! Je ne vous demande pas de me trouver un donneur d’organe! Tout ce que je veux c’est une chaise roulante! Nous ne sommes pas dans le Tiers-Monde tout de même! »
Surprise par ma colère, la préposée éclata en sanglots. Les pleurs de la demoiselle alertèrent son superviseur qui se précipita dans ma chambre :
« Qu’avez-vous fait à mon employée? » me demanda-t-il, inquiet.
Confus, je lui expliquai la situation pendant qu’une infirmière amenait la préposée dans le couloir pour la consoler. Cinq minutes plus tard, le superviseur m’apportait un fauteuil roulant dans lequel il m’installa avec l’aide de Lucide qui me poussa à l'ascenseur pour aller à la cafétéria.
J’étais éberlué par le drame qui venait de se produire, mais aussi extasié de me retrouver assis, en mouvement, hors des quatre murs de ma chambre.
Lucide et moi sommes allés chercher un café puis je lui demandai de me conduire dehors pour griller une cigarette. Il faisait nuit, c’était la deuxième semaine de janvier et le mercure indiquait moins 20 degrés. Je n’avais pas fumé depuis six jours et, en allumant ma cigarette, j’ai eu l’impression d’avoir enfin trouvé un analgésique efficace.
Lisez la suite de ce récit dans Chroniques hospitalières VII : Le pavillon qui sent bon