Les enfants ne devraient jamais désobéir à leurs parents. Au bout du compte, c’est pourtant inévitable : c’est une question d’émancipation. Désobéir, c’est rejeter la mainmise d’un autre sur soi et affirmer sa propre identité. Enfin, parfois.
Quand nous sommes petits, complètement dépendants de nos parents et de ceux qui prennent soin de nous, les grands nous donnent un abri chaud et sûr, ils nous nourrissent, ils nous gardent au sec saison après saison et en dépit des caprices de notre système digestif et de notre vessie.
Et puis, ils nous enseignent les habiletés de base. Quand et quoi manger et boire, quand, où et comment nous déplacer tout en maîtrisant ces sphincters inconstants, comment s’habiller quand il fait chaud et quand il fait froid.
Nous finissons par grandir jusqu’à être assez vieux pour être usés à force d’avoir trop vécu.
En grandissant, nous nous souvenons d’oublier que quelqu’un nous enseigné la base et nous ne nous rappelons que du temps passé à pratiquer seul ou avec nos pairs nos aptitudes de vie. Nous ignorons que nous devenons la somme des connaissances, de la sagesse, des habitudes, bonnes et mauvaises, de nos parents et de leurs ancêtres.
On dit que les parents ne meurent que lorsque leurs enfants meurent... et même encore. En quittant ce monde nous allons rejoindre une banque de données plus ou moins anonyme dans laquelle nos petits-enfants, nos arrière-petits-enfants et ainsi de suite tireront des informations sans trop y penser.
Mais je divague, retournons à l’émancipation.
En grandissant, il vient un temps où nous ressentons des désirs et des besoins que nos parents ont oublié avoir jamais eus. L’un des besoins que mon frère aîné et moi-même avons découvert à l’adolescence prit une forme particulière et nous savions qu’elle ne recevrait pas l’approbation de notre mère. Ce besoin qui, je ne m’en cacherai pas, frôlait le désir, était Barbarella, la reine de la galaxie.
Mon frère et moi avions été élevés dans la bande dessinée française, à un moment où la BD était en train d’acquérir ses lettres de noblesse à titre de forme valable de littérature. Nous étions trop jeunes pour avoir connu la bande dessinée originale de Jean-Claude Forest Barbarella, mais nous en avions vu quelques bandes. Lorsque Roger Vadim a transformé cette BD en film en 1968 mettant en vedette une très jolie Jane Fonda, sa troisième épouse, dans le rôle de l’héroïne intergalactique, mon frère et moi savions qu’il nous fallait le voir.
Jean-Claude Forest (1930-1998) était un illustrateur et un auteur français qui a inventé le personnage de Barbarella au début des années 1960. D’abord publiée en feuilleton dans la revue V-Magazine en 1962, la BD de Barbarella a rejoint les rangs des best-sellers et a été traduite dans des dizaines de langues.
Malheureusement, le film ne fut pas un succès commercial et ne s’est pas éternisé dans les salles de cinéma. C’était bien avant les magnétoscopes, les DVD et NetFlix, et il a fallu bien des années avant que quiconque choisissait les films à diffuser sur les ondes de la télé canadienne lui découvre assez de valeur artistique pour l’ajouter à la programmation.
Pourtant, ce film possédait tout pour plaire aux garçons de 14 et 15 ans : un chasseur d’enfants, des poupées cannibales, des gardes habillés de cuir armés de fusils à rayons laser, un méchant aux sourcils broussailleux, inventeur de la « machine excessive », une espèce d’orgue qui faisait jouir ses victimes à mort, un ange aveugle qui vivait dans un nid et qui a réappris à voler après que Barbarella l’eusse initié aux plaisirs de la chair, et une licorne lesbienne borgne, tyran de la ville de Sogo (interprétée par Anita Pallenberg, la compagne de Keith Richards à l’époque).
Et bien entendu, il y avait Barbarella qui portait des vêtements moulants qui en laissaient peu à l’imagination et qui n’arrêtaient pas de se faire déchirer pour qu’elle puisse se changer plus souvent.
Les décors et les accessoires étaient typiques de l’art pop des années 60. L’influence d’Andy Warhol était omniprésente. Le vaisseau spatial de Barbarella était fait de contreplaqué, de caoutchouc et de plastique, des matériaux qui ne se consumaient pas en plongeant dans l’atmosphère en 1968. Le plancher, le plafond et les murs de la cabine du vaisseau étaient recouverts d’une épaisse moquette puisque, à l’époque, les allergies n’existaient pas et la moisissure ne causait pas encore de maladies respiratoires.
Les temps ont vraiment changé.
Vous pouvez vous imaginer combien mon frère et moi avions été ravis lorsque nous avons découvert dans un journal underground qu’un petit cinéma allait présenter le film un soir seulement à 23 h, un vendredi.
Mais il y avait un problème : c’était bien après notre heure d’aller au lit et ma mère ne nous permettrait jamais de sortir le soir pour aller dans le quartier louche où se trouvait le cinéma ou le film érotique était à l’affiche.
Nous avons donc décidé de nous faufiler hors de la maison une fois que ma mère serait endormie.
Nous étions là, mon frère et moi, couchés dans nos lits tout habillés, écoutant la respiration de ma mère dans sa chambre, attendant impatiemment qu’elle s’endorme, craignant sa réaction si elle nous surprenait à quitter la maison ou, pire, si elle se levait au milieu de la nuit pour se rendre compte que nous n’étions pas au lit.
À 14 ans, la désobéissance donne vraiment des sensations fortes.
Enfin mon frère m’a chuchotté « Allons-y »! En portant nos chaussures dans no mains, nous nous sommes dirigés à pas de loup vers la porte, prenant soin de ne pas faire craquer le parquet et espérant que le verrou céderait en silence, que la porte s’ouvrirait sans un bruit.
Dehors, nous nous sommes assis dans les marches de l’escalier pour mettre nos chaussures et nous sommes partis sans un mot. Mon frère et moi étions devenus Tom Sawyer et Huckleberry Finn et nous allions passer la soirée avec la reine de la galaxie avant qu’elle ne devienne militante pacifiste, féministe, gourou vidéo de l’aérobique et chrétienne fondamentaliste.
Avant l’arrivée des magnétoscopes dans les années 1980, un film pouvait être à l’affiche d’un même cinéma pendant des mois. Lorsque les cassettes vidéo sont apparues, bien des gens ont entendu le glas sonner pour les salles de cinéma. Trente ans plus tard, les cassettes vidéo ont disparu après avoir été remplacées par les DVD qui sont en voie d’extinction depuis qu’il est possible de regarder des films sur l’Internet. Les salles de cinéma subsistent toujours.
Dans l’autobus, mon frère et moi avons nerveusement discuté de l’explication que nous donnerions à ma mère si elle s’apercevait de notre absence. C’est donc dans la crainte d’une catastrophe imminente que nous sommes entrés dans la salle presque vide du cinéma.
Puis les lumières se sont éteintes, le rideau s’est levé, le générique s’est mis à flotter à l’écran, Barbarella a commencé à enlever sa combinaison spatiale en 24 images par seconde dans l’apesanteur... et dans mon esprit, ma mère a cessé d'exister.
À la fin du film, mon frère et moi nous sommes rendu compte que le service de transport en commun était terminé et nous avons marché huit kilomètres pour retourner à la maison dans la fraîcheur printanière de la nuit.
Si ma mère s’était aperçu de notre petite escapade, elle n’en a jamais parlé. Peut-être que, après tout, elle connaissait l’importance de l’émancipation.