Publié tous les week-ends/ Published every weekend


You can read English stories from En direct de l'intestin grêle on Straight from the Bowels.

Ne serait-il pas merveilleux si ces histoires étaient vraies? Malheureusement (ou heureusement) ce n'est pas le cas. Elles ne sont que le fruit de mon imagination fertile. Tous les personnages et les événements décrits sont fictifs et si vous croyez vous reconnaître ou reconnaître une de vos connaissances, ce n'était pas mon intention et ce n'est qu'une coïncidence. J'espère que ce blogue vous plaira. N'hésitez pas à en faire circuler le lien où vous vous promenez sur l'Internet et à laisser des commentaires ci-dessous. J'aime bien entendre parler de vous.

Geoffroy


2012-03-25

L’examen de la vue



Ça devait finir par arriver. Depuis quelques mois, j’avais remarqué que, pendant que je corrigeais des épreuves ou que je révisais un texte, ma vue s’embrouillait. Il me fallait plisser les yeux pour bien voir et ça devenait ennuyeux à la longue.

Un matin, ma patronne m’a convoqué dans son bureau.

– Vous ne vous concentrez plus autant sur votre travail dernièrement. Regardez ces guillemets : ils devraient être recourbés, mais ils sont droits. Et là, il y a deux espaces alors qu’Il ne devrait y en avoir qu’une. Des fautes d’inattention comme celles-là nuisent à la crédibilité de nos publications. Il faut avoir plus de rigueur que diable! Je serais désolée de devoir mettre à pied un ancien collègue comme vous. Allez! Retournez au travail maintenant, et pas de gaffe, hein?

Je détestais quand elle me parlait sur ce ton.

Un peu plus tard, tandis que je déjeunais avec mon collègue Aaron, je lui ai raconté l’incident et lui ai confié qu’il me semblait que ma vue s’affaiblissait.

– Ah, dit-il, ne t’en fais pas; tout le monde sait que la patronne est une chipie. Quant à ta vue, excuse-moi de ramener la question sur le tapis, mais depuis combien de temps ta femme t’a t-elle laissé?

– Ça fait environ 12 ans, mais je ne vois pas ce que...

– Et tu es seul depuis?

– Ben, tu sais, de temps en temps je me trouve une petite amie, mais je ne vois toujours pas...

– Je m’inquiète pour toi, c’est tout. Tu ne devrais pas passer tant de temps tout seul. Tu as une imagination fertile et ce n’est pas bon qu’un homme se prenne en main trop souvent. Tu vois ce que je veux dire?

ceinture de chasteté, onanisme, début du XXe siècle, dessin
La ceinture Matthieu a été inventée pour inciter les jeunes garçons et les jeunes filles à apprendre à maîtriser leurs envies. Le mot « onanisme » vient d'Onan, un personnage biblique qui pratiquait le coitus interruptus pour ne pas donner de progéniture à la veuve de son frère qu'il avait été obligé d'épouser. Selon la Genèse, Dieu le foudroya pour le punir.


J’étais choqué par ce qu’Aaron sous-entendait.

– Écoute, Aaron, je ne suis quand même plus un adolescent, je sais me maîtriser...

– Voyons, ne t’énerve pas! Et n’en dis pas plus, je ne veux pas connaître ta vie privée. Mais écoute mon conseil : sors un peu, rencontre des gens, fais de nouvelles connaissances. Ça pourrait t’aider. Et pour le moment, prend rendez-vous avec ton optométriste pour essayer de ralentir la perte de ta vue. Maintenant, si tu veux bien m’excuser, je dois retourner au travail.

Je me suis levé et lui tendis la main, mais il l’ignora et il est parti.

Deux jours plus tard, j’étais dans le cabinet de l’ophtalmologue en train de remplir un formulaire sur mes antécédents médicaux en attendant mon tour. Quand j’ai rapporté le document à la jolie petite réceptionniste libanaise, mon regard s’est posé sur son décolleté, ce qui me fit remercier Saint Maron que mes yeux étaient encore assez bons pour jouir des beautés de la nature.

Elle jeta un coup d’œil sur le papier que je venais de lui remettre, gribouilla quelque chose, puis me dit :

– Bien, très bien. Quelle est la raison de votre visite?

– J’ai remarqué que ma vue s’affaiblissait.

– Je vois, je vois... Vous êtes marié monsieur?

– Non, pas pour le moment, mais...

– Depuis combien de temps êtes-vous célibataire?

– En fait, je ne suis pas célibataire, je suis divorcé et...

Elle me jeta un regard impatient puis me demanda lentement :

– Depuis combien de temps êtes-vous divorcé?

– Ça fait une douzaine d’années, mais...

– Douze ans? répéta-t-elle, et elle se mit à griffonner rapidement. Puis elle dit :

– Le docteur va vous voir dans quelques instants. Entre temps, vous pouvez regarder les montures que nous avons, mais s’il-vous-plaît, ne touchez à rien.

Ce qui est surprenant dans la salle de montre d’un optométriste, c’est que toutes les montures se ressemblent. C’est comme si tout le monde voulait porter le même style de lunettes, pour ne pas être différent des autres, j’imagine, pour être anonyme. Curieusement, les gens veulent aussi que leur originalité, leur unicité, soient reconnues.

Il veulent aussi être riches et célèbres.

J’ai examiné les montures pendant quelques minutes, conscient que la réceptionniste m’observait discrètement, puis ce fut mon tour d’aller dans le bureau de l’oculiste.

Je me suis assis dans le fauteuil de consultation pendant que le docteur – qui ressemblait un peu à la réceptionniste, peut-être sa mère ou sa tante, me dis-je – ajustait le projecteur qui afficherait l’optotype de Snellen sur le mur. Puis elle vint devant moi, se pencha et projeta un faisceau lumineux sur mon visage en me demandant de la regarder dans les yeux.

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Herman Snellen était un ophtalmologue hollandais qui, en 1862, inventa l'optotype qui porte son nom. Un optotype est composé de rangées de lettres majuscules d'imprimerie de différentes tailles permettant de mesurer l'acuité visuelle. Il existe également d'autres sortes d'optotypes affichant des formes ou des objets de différentes tailles. Bien entendu, il n'existe pas d'optotype en braille.


Elle avait de beaux yeux noirs.

Elle alla derrière moi et déplaça le réfractomètre devant mon visage en me demandant de poser ma mâchoire sur la mentonnière. Pendant qu’elle jouait avec les lentilles de l’appareil qui cachait mon visage, elle me dit :

– Vous êtes célibataire depuis un bon bout de temps...

« Je ne suis pas célibataire, je suis divorcé », lui répondis-je. Je commençais à être ennuyé par les gens qui ne savent pas faire la différence entre un vieux garçon et un homme dont le mariage avait mal tourné.

« Ne bougez pas s’il-vous-plaît. Voyez-vous mieux comme ceci ou comme cela? » dit-elle en changeant les lentilles du réfractomètre.

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Le réfractomètre est un instrument permettant de mesurer la réfraction de l'œil au moyen de lentilles et de prismes. Si vous voyez des gouttes sur l'image de l'appareil ci-dessus, ne vous inquiétez pas messieurs, votre écran d'ordinateur est propre. Il s'agit simplement d'un effet de mon logiciel graphique que j'ai été dans l'impossibilité de supprimer.


« Comme cela », répondis-je.

– Vous passez beaucoup de temps seul?

Surpris par cette question, je lui dis :

– Docteur, essayez-vous de me séduire?

– Non, non. Ne bougez pas la tête. Ce n’est qu’une question qu’il faut poser pour savoir si vous avez des habitudes qui pourraient nuire à votre vue.

– Je suis rédacteur depuis des années. Je passe des heures tous les jours devant un écran d’ordinateur ou à lire des documents imprimés.

– Je vois, je vois. Eh bien, il semble que votre vue se soit affaiblie un peu. Il vous faudra de nouvelles lunettes. Mon assistante vous aidera à choisir une monture. Pour le moment, je vous suggère de varier vos activités, peut-être enrichir votre vie sociale, passer plus de temps en société, inviter des gens à la maison, vous comprenez ce que je veux dire...

Je commençais à être irrité par ces sous-entendus, mais je me levai du fauteuil et tendis la main à l’oculiste pour la remercier, mais elle était occupée à écrire sur mon dossier et ne remarqua pas mon geste.

De retour dans la salle d’attente, la réceptionniste me fit essayer plusieurs montures à la mode. Je finis par en choisir une très semblable à celle que je portais. La réceptionniste me dit :

– Vous êtes chanceux, cette monture porte une étiquette jaune, elle est donc gratuite, vous n’aurez qu’à payer pour les verres.

J’ai compris que « étiquette jaune » est synonyme de « démodée ».

– Vos nouvelles lunettes seront prêtes dans deux semaines. Ce sera à crédit ou comptant?

J’ai payé comptant et, en quittant la pièce, je vis que la réceptionniste avait sorti une boîte de serviettes antibactériennes et qu’elle essuyait le comptoir, la poignée de porte et tout ce que j’aurais pu toucher...

2012-03-17

La barbe de Geoffroy



On me demande souvent pourquoi je porte la barbe. À mon avis, c’est un peu comme si on me demandait pourquoi j’ai les yeux bruns, alors je réponds invariablement que j’ai une barbe depuis ma tendre enfance et que j’ai même une photo pour le prouver.

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Une photo de l’auteur âgé de six ans. Malgré un talent indéniable, l’auteur n’a jamais pu percer dans le milieu des artistes Photoshop...


Hélas! La vérité est toute autre et comme En direct de l’intestin grêle est la plate-forme idéale pour mettre les pendules à l’heure, permettez-moi, que vous le vouliez ou non, de vous raconter cette histoire.
***
À l’époque, j’habitais dans le nord du Canada; pas le Grand Nord, mais le Moyen Nord tout de même.

C’était un soir d’automne misérable. Il faisait froid et il pleuvait avec acharnement, furieusement, de cette pluie qui n’arrive pas à se décider si elle va se transformer en neige ou non.

Je travaillais comme gardien d’un refuge pour jeunes qui avaient de la difficulté à passer de l’adolescence à l’âge adulte. Vous voyez le genre : drogue, alcool, prostitution, délinquance, isolement. Parfois les jeunes venaient d’eux-mêmes, parfois c’était les parents qui nous les emmenaient, nous disant : « s’il-vous-plaît, prenez-le, je ne sais plus quoi faire »!

Bien souvent, j’avais l’impression qu’il aurait plutôt fallu héberger les parents.

Ce soir-là pourtant, j’étais seul. Les cinq chambres de la vieille maison étaient inoccupées. Je lisais dans la cuisine où ronflait le poêle à bois que j’utilisais avant l’hiver pour économiser le mazout.

Soudain, on frappa à la porte. C’était deux policiers accompagnés d’un homme en début de trentaine, habillé pauvrement, trempé des pieds à la tête et tenant un sac à dos dans ses mains.

– Ce monsieur est venu au poste de police nous demander asile pour la nuit. Nous ne sommes pas une auberge et il n’a pas d’argent. Plutôt que de le laisser partir et devoir l’arrêter plus tard dans la nuit pour vagabondage, nous avons pensé l’emmener ici puisque nous savons que vous hébergez parfois les gens.

La logique des membres des forces de l’ordre m’échappe parfois et je répondis :

– Nous ne sommes pas une auberge ici non plus, mais je vais le prendre quand même : on ne laisse pas quelqu’un dehors par un temps pareil.

Les deux policiers se regardèrent, soulagés de ne pas avoir à faire une arrestation, à rédiger un rapport et peut-être à devoir témoigner devant un juge pour une cause insignifiante.

Quand les deux pandores furent sortis, le vagabond me remercia humblement et me dit qu’il s’appelait Roland.

« Bienvenue Roland, enlève ton manteau, dépose ton sac et viens te chauffer près du poêle. As-tu faim? Veux-tu manger? » lui dis-je en lui donnant une serviette pour qu’il se sèche un peu.

J’avais, sur la cuisinière électrique, une grande casserole de ragoût qui fut réchauffé en un instant. Je servis une généreuse portion à mon hôte qui se mit à l’avaler goulûment pendant que je mettais de l’eau à bouillir pour le thé.

Tandis qu’il mangeait, Roland me raconta qu’il se rendait en auto-stop dans une petite ville à 250 kilomètres de là pour commencer un emploi que la maison de transition lui avait trouvé. Il venait de purger une peine de plusieurs années pour différents méfaits et voulait refaire sa vie, loin de la ville, en espérant que les gens lui laisseraient une deuxième chance.

Pour ma part, je n’ai rien contre les deuxièmes chances, ni les troisièmes et quatrièmes s’il en faut. En fait, j’aurais bien de la difficulté à savoir quand et comment juger qu’une personne est irrécupérable.

Nous avons parlé pendant quelque temps, Roland et moi, puis je le le conduisis à sa chambre et lui souhaitai bonne nuit.

Quand je me levai le lendemain matin, mon hôte était déjà parti, sans rien dire, sans laisser un mot. J’ai mis une bûche dans le poêle, préparé le café puis je suis allé faire ma toilette.

Après avoir pris ma douche et m’être séché, je m’apprêtais à me raser quand je me suis aperçu que mon rasoir électrique avait disparu. À la place il y avait un blaireau, un rasoir jetable et une bonbonne de crème à raser.

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Le blaireau est une brosse de poils servant à savonner la barbe. C'est sûrement la méthode la plus désagréable de se raser et les autorités pénitentiaires la font utiliser par les détenus sans doute pour leur rappeler que la prison, ce n'est pas une colonie de vacances.


Les gens de mauvaise foi diront que l’homme que j’avais charitablement hébergé s’était enfui discrètement après avoir commis son larcin.

Je préfère croire que c’était le Tout-Puissant ou la Grande Déesse qui me donnaient un signe. Peut-être même que le grand Vishnou – ou l’un de ses avatars – était lui-même descendu des Cieux pour subtiliser mon rasoir afin de me faire comprendre qu’il était temps que je sorte du rang des imberbes.

Ce jour-là, j’ai commencé à me faire pousser la barbe. Je ne le regrette pas puisque porter la barbe est l’une des seules choses que je sache bien faire.

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Le dieu Hindou Vishnou se repose avec sa compagne, la déesse Lakshmi, sur le monde symbolisé par un serpent venimeux géant. Vishnou est le défenseur du calme et de la paix. À force de se reposer sur les serpents venimeux, j'imagine que Vishnou ne s'en fait pas avec grand chose... Image obtenue de Photobucket.



2012-03-10

Le chef d’orchestre



C’était le dernier concert de la tournée. Trente villes en Amérique du Nord en 40 jours avec un orchestre symphonique jouant Debussy et Satie avec, comme pièce de résistance, Le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky.

Le chef d’orchestre aurait préféré présenter des pièces de Berlioz, Boulez, Varèse, Schœnberg, ou de tout autre compositeur plus jeune du XXe siècle, mais le public préfère de la musique « accessible » et comme les promoteurs de la tournée savaient qu’avec un répertoire prudent l’orchestre jouerait à guichets fermés, la question était réglée d’avance.

Mais tout ça ne dérangeait pas vraiment le chef d’orchestre. À 53 ans, il n’avait plus envie de faire des vagues. Pendant sa carrière, il avait relevé de nombreux défis et il savait qu’il n’avait plus rien à prouver.

Par contre, ce qui l’ennuyait c’est que, au fil des années, son smoking devenait plus étroit. Selon lui, c’était le résultat des nombreuses réceptions auxquelles ses fonctions l’obligeaient à assister, des bouteilles de bon vin et des fromages mous, gras, mais combien savoureux qui les accompagnaient.

Pour cette tournée, il avait donc décidé de s’en tenir aux légumes – carotte, chou-fleur, brocoli, courgette ainsi que tous les légumes en feuilles – et de ne pas s’approcher de la fontaine de vinaigrette ranch. Plutôt que de boire du vin, il se contenterait d’eau minérale.

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Les légumes sont à la base d'une saine alimentation. Le Guide alimentaire canadien recommande aux hommes de 53 ans de consommer de six à huit portions de fruits et légumes tous les jours. L'équilibre est cependant important : trop de verdure et pas assez de produits laitiers, de protéines et de céréales est une façon assurée d'ouvrir les portes de l'enfer.


Ce régime lui avait permis de perdre quelques centimètres à la taille et il s’était senti plus léger tout au long des déplacements intenables de la tournée.

Il avait dû toutefois composer avec des effets secondaires indésirables.

Pendant le périple des aliments le long des quelque huit mètres du système digestif, leur substance nutritive est transformée en énergie et le reste en déchets et en gaz. Pour amortir le passage des selles, l’anus et la partie inférieure du rectum sont sillonnés de veines, appelées hémorroïdes, qui servent de coussin pendant le transfert des fèces.

Un régime composé principalement de fruits et de légumes – amplifié par la consommation d’eau minérale – accélère la diffusion rapide et imprévisible des excréments désormais inconsistants. L’évacuation fréquente et abrupte des déjections et du gaz qui les accompagne assujettit les hémorroïdes à un grand stress qui provoque saignement, douleur et démangeaison.

Ainsi, depuis dix jours, le chef d’orchestre portait la croix d’une saine alimentation.

Il y avait eu des moments désagréables, des accidents évités de justesse, mais, dans l’ensemble, le chef d’orchestre avait bien géré le crescendo qui animait ses entrailles et maintenu l’andante en évitant l’allegro.

La fonction d’un chef d’orchestre est de diriger d’une main ferme les musiciens pour faire en sorte que chacun et chacune joue son rôle à temps, en tenant le rythme et en dégageant convenablement une énergie et une émotion adéquates.

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Un chef d'orchestre accompli parvient à retenir l'ardeur de ses musiciens, à maîtriser leur orgueil, à réprimer leur paresse et à les libérer au bon moment afin de produire les effets les plus dramatiques.


Ce soir-là, comme le chef d’orchestre s’approchait de son lutrin pour amorcer le concert, il ne se doutait pas que le plus grand défi de sa carrière l’attendait.

La première pièce était La mer de Claude Debussy et la prestation fut des plus remarquables. Suivirent ensuite la Première Gymnopédie et les Gnossiennes 1, 2 et 3 d’Erik Satie – des morceaux jouissant depuis toujours de la faveur du public. L’auditoire exultait.

C’est au Sacre du printemps de Stravinsky que les choses ont mal tourné.

Pendant le solo de basson de l’ouverture du premier mouvement, le chef d’orchestre vessa violemment sans pouvoir se retenir.

Abasourdi, le chef d’orchestre remarqua toutefois que l’acoustique impeccable de la salle avait failli à transmettre l’éclat et il continua de diriger l’œuvre difficile. Le spectacle devait continuer.

À mesure que progressait le premier mouvement cependant, le chef d’orchestre luttait sans merci pour réprimer les fortes envies de ses boyaux réfractaires.

Les piccolos remuaient ses humeurs intestinales tandis que les violoncelles et les contrebasses insistaient staccato pour qu’il se soulage sur le champ.

Grâce à ses années de formation classique, le chef d’orchestre pût cependant maintenir une stricte discipline et calmer l'insurrection qui menaçait la paix de son royaume viscéral.

La fin du premier mouvement laissa un répit au chef d’orchestre qui espérait que la sérénité du début du deuxième mouvement l’aiderait à conserver son flegme.

Malheureusement, il n’avait pas compté sur les timbales dont la polyrythmie se mit à exiger énergiquement sa reddition sans équivoque aux forces de la nature.

Avec grande difficulté, il maintînt sa position, en nage, la bouche ouverte, les fesses serrées. À sa consternation, il lui semblait que le grand Nijinsky et ses Ballets Russes au complet se livraient à des obscénités païennes dans ses tripes.

Avec l’énergie du désespoir, la main fermement crispée sur sa baguette, il bravait les forces impérieuses qui le torturaient tout en ordonnant à ses musiciens de respecter le tempo pendant les dernières mesures fougueuses durant lesquelles ses intérieurs commandaient une évacuation immédiate.

Puis, sous un tonnerre d’applaudissements, il se tourna pour faire face à l’auditoire déjà debout.

Le chef d’orchestre était épuisé et s’abstint de s’incliner pour saluer son public évitant ainsi un incident disgracieux, un geste que la presse qualifierait le lendemain de « snobisme ».

Mais, à ce moment, il se fichait bien de ce que les critiques pouvaient penser : il avait mené la plus féroce bataille de sa vie et en était sorti vainqueur.

Maintenant, pourrait-il se rendre à temps aux toilettes dans les coulisses?