Il faut bien s’établir quelque part. C’est ce que disait Caïn l’agriculteur à Abel le vagabond et comme Abel n’écoutait pas... Nous savons tous ce qui est arrivé ensuite.
Il y a quelques années, j’ai décroché un emploi en ville dans un bureau hyper-protégé avec des serrures si perfectionnées que le jeune cambrioleur que j’étais jadis n’aurait pas su comment les crocheter.
Je pelletais des mots pour quelques sous la tonne et quand j’avais fini de pelleter, il fallait pelleter encore et on me disait que je devais pelleter plus vite si je voulais faire fortune.
Nous savons tous que ce qui compte le plus dans la vie c’est gagner de l’argent, n’est-ce-pas?
Je travaillais à quelques intersections des gratte-ciel de la Banque fédérale, du Conseil du Trésor et du ministère des Finances, des institutions en bonne et due forme pour amasser des richesses.
Sur le trottoir, c’était une autre histoire.
Il y avait des boutiques qui vendaient du matériel informatique désuet pour presque rien, d’autres vendaient des vêtements démodés à des prix dérisoires.
Il y avait de ces établissements où vous pouviez obtenir une avance sur votre prochain chèque de paie : une solution de rechange lorsque le système bancaire établi refusait de vous faire crédit.
Des Vietnamiens vendaient des hot dogs à partir de camionnettes garées sur le bord du trottoir. Leurs femmes pouvaient vous faire les ongles, vous donner un massage relaxant pendant que leurs cousins vous vendaient du matériel ou des enregistrements audio et vidéo à bon marché. Pour une bagatelle, ils vous servaient une soupe savoureuse, qui s’appelle phô, dans des bols gigantesques.
Le problème avec la soupe c’est que je ne suis jamais sûr s’il faut la boire ou la manger.
Ils avaient probablement acquis ces aptitudes utiles dans les minuscules navires pleins à craquer sur lesquels ils avaient traversé des mers infestées de pirates en fuyant un pays où la vie était devenue simplement trop difficile.
Dans cette rue du centre de la ville, en marchant vers le sud, vous arriviez au village gai. En continuant plus au sud, vous trouviez des maisons de chambres, des fumeries de crack, des piqueries, des ruelles sombres où tout pouvait arriver à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit.
Tout cela à un kilomètre des avenues du pouvoir.
Je portais un complet et une cravate pour travailler. Pour moi, porter un complet c’était faire la distinction entre ma vie privée et ma vie professionnelle. C’était un symbole qui signifiait : je suis un être digne, complexe, plus profond qu'il ne semble.
La première semaine, une collègue m’a demandé : « Pourquoi tu t’habilles comme ça? » La deuxième semaine, un administrateur m’a dit : « Tu ne devrais pas t’habiller comme ça. » La troisième semaine, le directeur m’a demandé d’arrêter de m’habiller comme ça.
À partir de ce moment, j’ai commencé à porter un jean et un T-shirt au travail. Je n’avais plus besoin d’exprimer symboliquement mon individualité : elle avait été gravée profondément et de façon permanente dans mon âme.
Je n’avais plus ni vie privée ni vie professionnelle. Je vivais, c’est tout, et c’était déjà beaucoup.
Un froid matin d’automne, je suis tombé sur le trottoir glissant et j’ai déchiré mon pantalon. Dans l’ascenseur au bureau, une collègue m’a demandé ce qui m’était arrivé. Quand je lui ai dit, elle a rétorqué : « Il faut regarder où tu mets les pieds! »
J’ai vite compris que dans ce milieu, il n’était pas convenable de dire « bonjour », « bonsoir », « s’il vous plaît » ou « merci ». Le sourire et les plaisanteries n’étaient pas de mise non plus.
Pour certaines des personnes avec lesquelles je travaillais, le plus grand plaisir au monde était de mastiquer lentement du hareng mariné en buvant un vin blanc banal, le regard perdu dans le vide.
Durant toutes les années pendant lesquelles j’ai travaillé là-bas, on me rappelait sans cesse de ne pas fumer dans les toilettes.
Comme si pareille chose me serait venue à l’esprit quand, dehors, il y avait un excellent trottoir sur lequel je pouvais me livrer à l’une de mes activités préférées!
C’est en fumant dans la rue, appuyé contre un mur, que j’ai rencontré les gens les plus intéressants.
Il y avait cette petite Orientale qui se tenait debout dans une entrée sans mot dire. Ses longs cheveux mêlés tombaient sur un manteau d’hiver pelé qui se décomposait à mesure que défilaient les saisons. Elle avait peur de tous et se mettait à crier chaque fois que quelqu’un lui offrait de l’argent ou de la nourriture.
Il y avait une exception. De temps en temps, une Jamaïcaine qui vendait des vêtements à bas prix invitait la dame orientale dans sa boutique où elle pouvait se choisir un nouvel « ensemble » gratuitement. Elle choisissait toujours des vêtements aux couleurs vives, joyeuses qui, inévitablement, au bout de quelques semaines, devenaient crottés. La Jamaïcaine renouvelait alors sa garde-robe.
C’est ce qui m’a rappelé que la bienvaillance existait toujours dans ce monde.
Un clochard grand et maigre a vite compris qu’il pouvait obtenir de moi une cigarette et un peu de monnaie quand il me voyait. Il m’a raconté qu’il avait été comédien. Dans sa jeunesse, il avait joué Molière sur les plus grandes scènes du monde. Puis, tout a mal tourné. Il a été conscrit pour aller se battre à la Grande Bataille de Toronto. Il conduisait un char d’assaut sur la rue Yonge aux côtés du général De Gaulle. Son héroïsme lui a même fait grimper jusqu’au grade de colonel mais lui a fait perdre la santé.
La maladie mentale m’épouvante.
Si un événement tel que la Grande Bataille de Toronto s’était vraiment passé ailleurs que dans la tête d’un schizophrène, des chars d’assaut comme ce Sherman M4A3E8 auraient pu patrouiller la rue Yonge. Mais j’ignore pourquoi exactement quiconque voudrait conquérir Richmond Hill. Pour aller y jouer au golf?
Suzanne, une toxicomane qui aimait le crack et avec laquelle je m’étais lié d’amitié m’a raconté qu’une nuit d’hiver glaciale, alors qu’elle dormait dans l’entrée d’un immeuble à logements, un locataire l’a chassée à coups de pied en lui criant : « Ce n’est pas chez toi ici! »
Un peu plus tard cette nuit-là, Suzanne a retrouvé le sommeil sur un palier au dixième étage d’un immeuble à condos en construction où le veilleur négligeait de faire sa ronde.
Est-ce que j’ai des problèmes? Pas du tout. Vous non plus sans doute.
Henry Cyr est l’un de ces personnages dont j’ai fait la connaissance dans les rues d’Ottawa. Il joue de la guitare en insérant une vieille tasse ou un verre sur son moignon. Dans cette chanson, il nous raconte qu’il préfère mendier que voler. Si vous le rencontrez, donnez-lui un dollar ou deux. Peut-être qu’il ne les dépensera pas judicieusement, mais qui peut se vanter d’une telle chose de nos jours?