J’avais 32 ans et j’étais lassé de la ville. Les bruits, les odeurs, la chaleur, l’humidité de la cité m’énervaient. Je ne pouvais plus supporter les gratte-ciel de béton et de verre.
Les gratte-ciel, s'ils multiplient verticalement la surface habitable d'un immeuble, bloquent les couchers de soleil. Pourtant, c'est beau un coucher de soleil...
Je suis allé faire une promenade en voiture à la campagne, j’ai vu une vieille maison à vendre, j’ai fait une offre et six semaines plus tard je disais adieu à la vie citadine.
C’était une grande maison construite en 1925, dotée d’une véranda vitrée sur deux côtés. Grande cuisine, grande salle à manger, grande salle de séjour, quatre chambres et un prix dérisoire.
C'était une vente de succession et le notaire chargé de la liquider m’a dit que l’ancien propriétaire, Alberic McGrath, était trop vieux pour bien s’occuper de la maison avant son décès.
En effet, si l’extérieur de la maison était acceptable, l’intérieur était assez délabré. Le vernis des boiseries et des portes pelait, les appareils de la salle de bain étaient tachés par l’eau calcaire du puits et, dans la cuisine, il n’y avait que deux placards et un comptoir minuscule. Au lieu d’un évier, il y avait un bac comme on en trouve dans une buanderie.
Par contre, il s’y trouvait une dépense immense, avec des tablettes profondes sur trois murs. À la campagne, il faut bien emmagasiner ses conserves quelque part.
Il fallait donc que j’accomplisse quelques travaux essentiels avant de prendre possession de la maison.
Une maison construite vers 1925 avec sa véranda vitrée.
Dans les deux semaines précédant mon déménagement, tandis que je m’occupais de ces rénovations, je me suis aperçu que mes nouveaux voisins me trouvaient bien étrange. Un rat des villes qui voulait vivre avec les rats des champs! Quelle idée saugrenue!
Je suis allé au village pour acheter des matériaux pour les réparations. Quand j’ai dit au commis que je venais d’acheter la maison d’Alberic McGrath, j’ai eu droit à un regard méfiant et à un silence gêné.
Je sentais que je n’avais pas gagné de concours de popularité.
Par ailleurs, il me fallut user de beaucoup de diplomatie pour convaincre la compagnie du téléphone de me donner une ligne privée plutôt qu’une ligne partagée. Malgré tous mes efforts, il me fut cependant impossible d’obtenir une deuxième ligne pour le télécopieur et le modem. « Personne n’a d’ordinateur à la campagne, monsieur », m’avait dit sèchement l’employée du téléphone.
Enfin, j’avais d’autres soucis car emménager, c’est un peu apprivoiser un nouveau logement : on trouve rapidement une place pour la plupart de ses biens; les casseroles dans la cuisine, les vêtements dans la penderie, les lits et les commodes dans les chambres, le canapé dans la salle de séjour.
Et puis, il y a toutes ces choses dont on ne sait que faire et qui restent dans des boîtes jusqu’à ce qu’on trouve le temps ou l’envie de les ranger ou de s’en défaire. Comme j’avais beaucoup de place, j’ai transformé une des chambres en débarras pour une douzaine de boîtes et d’objets hétéroclites.
Un soir, pendant que je lisais au lit, j’ai entendu un faible tintement, comme une clochette ou plutôt deux verres qui s’entrechoquent. Je tendis l’oreille sans pouvoir déterminer d’où provenait ce bruit mystérieux. Un seul tintement : « ting »! Puis plus rien.
Dans les semaines qui suivirent, à quelques reprises, je perçus le même tintement. J’inspectai la plomberie et le système de chauffage, mais je ne trouvai rien d’anormal.
J’avais commencé à fréquenter un bar dans un village voisin, le Chic bar salon. Le samedi soir, il y avait un groupe country dont le guitariste, Harry Jones, un « jeune » homme de 78 ans, m’a appris à apprécier la musique de Hank Williams.
Un soir, pendant sa pause, alors que nous discutions, je lui mentionnai que j’avais acheté la maison d’Alberic McGrath. Harry s’esclaffa : « Tu as acheté la maison du sorcier »!
Il m’a alors raconté qu’Alberic McGrath avait la réputation d’être sorcier et que tous les gens de la région le craignaient. Il parlait aux corneilles et aux bêtes sauvages et elles lui répondaient! Il pouvait faire surir le lait des vaches et faire pourrir les récoltes sur pied! Il priait à la lune et aux étoiles la nuit dans les champs! Il ramassait des herbes sauvages pour faire des philtres et des onguents qu’il conservait dans la grande dépense de la cuisine, en fait, c’est là qu’on avait trouvé son corps plusieurs jours après sa mort.
« C’est vrai tout ça », lui demandai-je?
« Bah, qui sait? Ce que je sais, c’est qu’il levait le coude », me répondit Harry en terminant son whysky. « Il aimait bien le gin! »
En retournant à la maison ce soir-là, je pensais que cette histoire pouvait expliquer l’antipathie des habitants du coin à mon égard. Pour ma part, je ne suis pas superstitieux et je trouvais que cette légende donnait un certain cachet à ma maison.
Quelques jours plus tard, quand j’entendis le tintement à nouveau, je me dis : « c’est le fantôme d’Alberic McGrath qui trinque quelque part dans la maison »!
Je me versai un verre de vin et bût à sa santé.
Ma petite amie est venue passer le week-end suivant avec moi et je lui racontai ma découverte en riant.
« Il ne faut pas rire de ces choses-là », me dit-elle sérieusement. « J’ai toujours ressenti un malaise étrange en venant ici, maintenant je sais pourquoi. Je veux retourner chez moi, je ne pourrai plus dormir ici. »
La réaction de mon amie me prit totalement au dépourvu. J’essayai de raisonner avec elle, mais elle ne voulut rien entendre. À contre-cœur, je la ramenai chez elle, en ville.
En revenant à la maison, je pestai contre Alberic McGrath qui savait faire tourner le lait des vaches et aigrir le cœur des amants.
Le lendemain, encore indisposé par la tournure des événements de la veille avec ma petite amie, je décidai de vider quelques boîtes dans la chambre qui me servait de débarras.
Pendant que je m’affairais, j’entendis le tintement fatidique derrière moi, tout près. Je me retournai promptement et je vis au fond d’une boîte que je venais d’ouvrir une petite horloge numérique programmée pour sonner un coup toutes les heures. Le son se propageait lugubrement à travers la maison par l’évent d’air chaud du système de chauffage.
J’avais trouvé mon fantôme.
Lorsque Robert Noyce, le fondateur de la société Intel, a fait breveter la puce de silicium dans les années 1960, il ne se doutait pas que des firmes japonaises s'en serviraient pour commercialiser à grande échelle et avec beaucoup de succès des montres et des horloges numériques. Bien entendu, personne ne se doutait non plus qu'une de ces horloges serait un jour méprise pour un fantôme.
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