J’avais un article à rédiger pour la fin de la journée vendredi. Mon texte devait être original, mais j’avais de la difficulté à trouver de nouvelles idées. J’en étais à la troisième ébauche et mon histoire me semblait fade et insipide. Que faut-il faire quand la sauce ne veut pas obéir au cuisinier?
Pendant la soirée du jeudi, j’étais toujours en train de torturer le clavier de mon portable en espérant respecter l’heure de tombée.
Mon dernier recours était de consulter une infinité de pages de notes sauvegardées sur de vieux disques durs, de vieilles disquettes et même des bobines. À l’aide d’un archaïque Macintosh SE30, je me suis mis à fouiller les viscères de disquettes contenant des données vieilles de 20 ans. Chaque fois que je trouvais quelque chose pouvant être réutilisé, je la téléchargeais sur mon portable par modem. C’était une véritable course contre la montre...
Sans relâche, j’étripais de vieilles histoires non publiées, essayant de m’approprier les vertus de ma créativité passée. Je remâchais des idées coriaces à souhait afin de les rendre propres à la consommation. C’était répugnant, mais je faisais des progrès...
À 3 heures du matin, le portable s’est mis à surchauffer. Je pouvais sentir le microprocesseur griller sous le clavier.
Soudain, des bruits étranges se mirent à monter de l’ordinateur: « Aarrrreuuuh! Aarrrreuuuh! Aarrrreuuuh! »
Je savais ce qui se passait : le roulement à billes du ventilateur interne était en train de lâcher. Il fallait éteindre le portable et remplacer le ventilateur.
Les circuits imprimés d’un ordinateur produisent une chaleur intense. Sur cette photo, la conduite de cuivre soutire la chaleur du processeur et de la carte mère pour la mener au ventilateur qui l’expulsera du boîtier.
J’ai dévissé la trappe d’accès sous l’ordinateur portatif, enlevé le ventilateur défectueux et je suis allé me coucher en me demandant où je pourrais bien trouver des pièces pour un ordinateur déjà vieux de cinq ans.
En me levant le matin, j’ai sauté dans un taxi pour aller à un magasin qui vendait du matériel informatique de fin de série. Le propriétaire me dit qu’il ne vendait pas de pièces, mais m’a donné le nom d’un autre magasin qui pourrait peut-être m’aider.
Le jeune homme du service de réparations du deuxième magasin me dit qu’il pouvait commander la pièce, mais qu’il faudrait sans doute attendre quelques semaines pour la livraison. « Impossible, dis-je, j’en ai besoin ce matin. »
Après un moment de réflexion, le garçon me dit : « Un de nos fournisseurs occasionnels nous vend parfois des pièces difficiles à trouver. Ce n’est pas à la porte, mais on peut s’y rendre en autobus. Je dois vous avertir cependant : c’est une place d’affaires un peu “spéciale” ».
Le commis inscrivit l’adresse et des instructions pour me rendre chez le fournisseur et j’ai sauté dans un bus.
Arrivé à destination, j’étais au beau milieu d’un champ. Il y avait un bois derrière moi. Je lus les instructions : « Passez sous le pont et marchez pendant cinq minutes jusqu’à ce que vous arriviez à un sentier battu à votre droite. »
J’ai regardé autour de moi. Il y avait un saut-de-mouton à ma droite. Ça devait être le « pont ». Je suis passé dessous et j’ai continué jusqu’à ce que j’aperçoive un sentier dans la broussaille. Je l’empruntai et au bout de quelques minutes je me suis retrouvé dans un parc technologique.
L’adresse était 1245, chemin de la Technologie. J’imagine que l’urbaniste qui avait nommé la rue avait autant d’imagination que moi la veille pendant que je déchiquetais des bouts de phrases dans de vieux textes.
Le 1245, chemin de la Technologie était un bâtiment de plain-pied, gris, devant un parterre négligé. J’ai marché vers la porte et sonné.
Un jeune homme dégingandé à la tête rasée, au nez et aux oreilles percés a ouvert la porte. Ses bras nus étaient tatoués des épaules aux poignets. Pour une quelconque raison, il me fit penser à Queequeg, le harponneur polynésien de Moby Dick, le roman d’Herman Melville.
Moby Dick était un cachalot rancunier que pourchassait un capitaine Achab tout aussi vindicatif. Sur les baleiniers, on faisait souvent appel à des harponneurs indigènes. Certains Européens et Américains xénophobes appelaient parfois les indigènes des cannibales. Pourtant l’histoire nous démontre sans équivoque que les colonialistes ont eu recours à l’anthropophagie pour survivre. Il n’y a qu’à penser aux marins britanniques du HMS Terror et du HMS Erebus de l’expédition funeste de John Franklin qui cherchait le passage du nord-ouest en 1848, ou aux naufragés de La Méduse, la frégate française qui a sombré au large de la Mauritanie en 1816.
Je lui ai expliqué ce que je cherchais. Sans mot dire, il me fit entrer pour m’abandonner dans une grande pièce humide qui sentait la moisissure. La moquette était sale et des ordinateurs éventrés étaient entassés pêle-mèle tout autour.
Par une porte, je pouvais voir dans une autre pièce deux Noirs qui s’affairaient à dépecer des ordinateurs de bureau sur une vieille table de conférence. Il y avait des pièces électroniques partout.
C’est alors que j’ai tout compris : ces gens gagnaient leur vie à cannibaliser de vieux ordinateurs.
Cannibaliser : quel verbe horrible pour décrire une activité somme toute écologique, la réutilisation de pièces pour prolonger la vie de matériel défectueux et retarder le moment de les envoyer au dépotoir.
Les chirurgiens font un peu la même chose quand ils greffent à leurs patients des organes prélevés sur des cadavres en vue de prolonger ou d’améliorer leur existence.
Saint Côme et Saint Damien (IIIe s. et IVe s. de notre ère), respectivement saint patron des chrurgiens et des pharmaciens, sont célèbres pour avoir greffé la jambe d’un Éthiopien sur un patient dont la jambe était nécrosée. Bien entendu, compte tenu des techniques primitives de l’époque, ils ont dû être aidés par des anges. De nos jours, grâce à l'avancement de la science, il est très rare que les anges interviennent ouvertement au cours des opérations chirurgicales.
Puisque le FBI avait sans scrupules fait appel à un cannibale pour se tirer d'affaires dans Le silence des agneaux de Thomas Harris, je me suis dit que je pouvais moi aussi faire de même.
Quand le jeune monsieur tatoué, rasé, percé et paré de métal revint, je lui ai montré le ventilateur. Il me conduisit dans une autre pièce remplie d'étagères sur lesquelles des ordinateurs portatifs étaient entassés. Il en choisit un dans une pile et en extirpa le ventilateur.
Mon problème était réglé...