De famille modeste, ma mère, Dieu ait son âme, faisait de grands sacrifices pour que je sois bien instruit.
Année après année, elle se privait et faisait des heures supplémentaires pour couvrir les frais de scolarité de l’école privée où elle m’a envoyé faire mes études secondaires.
Ma mère n’était qu’une simple secrétaire, voyez-vous. Mon père – qui n’était aussi qu’un humble commis – et elle s’étaient séparés à une époque où ça ne se faisait pas.
La vie, c’est comme ça.
Quoi qu'il en soit, ma mère aurait aimé avoir une meilleure instruction et elle compensait en lisant tout ce qui lui tombait sous la main.
Elle a communiqué son appétit pour la lecture à chacun de ses trois fils.
J’ai lu quelque part que Victor Hugo aurait écrit : « Les livres sont de bons amis : froids et sûrs ».
Si vous savez d’où vient cette citation, dites-le moi. J’ai lu beaucoup Victor Hugo sans jamais la trouver.
Chez moi, chaque anniversaire, chaque Noël, chaque réussite scolaire étaient célébrés par un présent : un beau livre.
En effet, les livres ordinaires n’existaient pas, il n’y avait que de beaux livres.
Quand j’étais adolescent, parmi les romans qui faisaient trotter le plus mon imagination, il y avait ceux de Maurice Leblanc et de son célèbre personnage, Arsène Lupin, gentleman-cambrioleur.
J’aurais pu choisir comme héros Sherlock Holmes ou Hercule Poirôt, mais non.
Délaissant le cocaïnomane Britannique et le Belge vaniteux, je préférais le hors-la-loi Français, coureur de jupons.
Mon intérêt pour ce personnage frisait l’obsession. À quatorze ans, je me suis intéressé à la serrurerie allant même jusqu’à m’assembler une trousse de cambriolage avec crochets, pince-monseigneur, etc. Je pouvais déverrouiller n’importe quel cadenas et bien des types de serrures.
La pince-monseigneur ne ressemble pas du tout à une paire de pinces. Il s'agit essentiellement d'un levier utilisé pour forcer une serrure récalcitrante ou un jambage afin de faciliter le travail avec des crochets. Ce n'est pas un outil discret et il laisse souvent des marques.
À l’école privée où j’ai fait mes études secondaires, la discipline était sévère et les écarts de conduite rigoureusement punis.
Un jour, à l’heure du dîner, j’étais assis dans le couloir, près de ma salle de classe, à terminer un devoir d’anglais qui aurait dû avoir été fait la veille, un de mes camarades, pour me taquiner, s’empara de mon cahier d’exercices et le lança dans la classe par le vasistas entrouvert.
Je devais remettre mon devoir en après-midi, mais la porte de la classe était fermée à clé.
J’ai donc pris ma trousse de cambriolage que je gardais toujours dans la poche intérieure de mon veston et, en deux temps trois mouvements, la serrure a abdiqué et je récupérais mon cahier.
Quand je suis sorti de la pièce cependant, le surveillant m’attendait dans le couloir, courroucé, les bras croisés.
Il me mena au bureau du directeur qui était étonné de voir la collection de crochets et la pince-monseigneur appartenant à un élève qui ne causait habituellement pas de problèmes.
À mon insu, quelques semaines auparavant, on avait volé des trophées prestigieux et de grande valeur appartenant à l’école. Le directeur tenta de me faire avouer ma culpabilité. J’ai protesté avec véhémence malgré mes sphincters qui voulaient lâcher prise.
Les sphincters sont de petits muscles annulaires qui gardent à l’intérieur ce qui doit y rester jusqu’à ce que le moment soit venu de faire le vide à un endroit propice.
Finalement, le directeur m’a cru et j’en fus quitte pour une semaine de retenue après les classes. Il envoya par ailleurs une lettre à ma mère lui expliquant les raisons de ma punition et j’appréhendais la réaction de celle-ci.
C’est ainsi que j’ai appris qu’il ne faut pas sous-estimer l’instinct maternel.
Bien entendu, ma mère fut très surprise et je dus lui raconter en détails la nature de mon passe-temps et comment j’en étais venu à m’y intéresser.
Elle invita ensuite à la maison un de ses cousins serrurier qui me demanda une démonstration de mes aptitudes. Je déverrouillai sans problème la serrure qu’il avait apportée et – peut-être était-ce une illusion – j’ai cru voir un éclat de fierté dans ses yeux quand je m’exécutai.
Ma mère écrivit ensuite une longue lettre au directeur de l’école le félicitant de la stricte discipline qu’il exerçait sur les élèves. Elle lui dit qu’elle n’avait aucune objection à ce que je sois puni pour le délit que j’avais commis.
Elle ajouta cependant qu’il ne faudrait pas exagérer la gravité de mes gestes et lui rappela que Louis XVI lui-même avait pour marotte la serrurerie ce qui, selon elle, semblait indiquer le brillant avenir qui m’était réservé.
J’avais mes doutes à ce sujet étant donné que Louis XVI est mort guillotiné devant ses sujets hystériques.
Ma mère termina sa lettre en rappelant au directeur que, compte tenu des frais de scolarité élevés qu’elle versait chaque année à l’école, elle s’attendait au plus haut rendement de la direction et du corps professoral de l’établissement et que, si elle était déçue dans ses attentes, elle n’hésiterait pas une seconde à prendre toutes les mesures à sa disposition pour corriger la situation.
Depuis, la vie a suivi son cours. J’ai délaissé les romans de Maurice Leblanc pour les œuvres d’autres auteurs. J’ai perdu ma pince-monseigneur dans un déménagement et le cambriolage n’a plus le charme romantique qu’il possédait quand j’avais quatorze ans.
Peut-être que c’est ça vieillir...