Nous avons tous besoin d’une île pour que notre âme puisse se reposer des tracas quotidiens, pour oublier l’insignifiance de la vie. Nous avons tous besoin d’un endroit pour lécher nos plaies.
Il y avait un bar que je fréquentais où la clientèle hétéroclite me plaisait, jeunes et vieux, riches et pauvres, des gens de la plus ancienne lignée canadienne-écossaise jusqu’aux nouveaux immigrés d’Afrique du Nord et d’Amérique latine.
Il y avait de hauts tabourets pour s’asseoir au bar, mais aussi un canapé et quelques fauteuils autour d’une table basse dans un coin. Des toiles d’artistes de la région étaient accrochées aux murs, des peintures qui favorisaient l’ocre et le gris.
Suspendus au plafond, de vieux instruments de musique cabossés – un tuba, une trompette, un cor, un saxophone, un trombone – veillaient avec vigilance sur les clients. Dans un autre coin, une contrebasse terne montait la garde près d’un piano.
Le vendredi était réservé aux DJ. De 20 h à minuit, un jeune Brésilien jouait de la musique house. Il était ensuite remplacé par des DJ invités qui faisaient lever la salle sur des rythmes plus endiablés.
J’aimais les vendredis. J’arrivais tôt, je me trouvais un tabouret au coin du bar, commandais une anisette pour commencer, sortais un livre dans lequel je me plongeais jusqu’à ce qu’il y ait trop de bruit ou que la frénésie du moment m’emporte.
Ce soir-là, je pense que je lisais La Coupe d’Or un roman de John Steinbeck sur la prise de Panama par le pirate Henry Morgan.
Vers 22 h – j’étais maintenant passé au scotch soda – trois femmes enjouées, début trentaine, portant blouses et jupes à la paysanne ainsi que des souliers plats, firent une entrée remarquée.
Leur regard se posa sur les trois tabourets libres à ma droite qu’elles s’approprièrent immédiatement.
J’ai continué à lire, ne prêtant guère attention à leur bavardage, lorsque ma voisine, dont je remarquai la longue tresse blonde et les yeux coquins, me demanda ce que je buvais.
— Whisky soda, je t’en offre un? lui demandai-je, galamment.
— Je déteste le whisky, répondit-elle avec gaieté. Jack Daniel est un homme perfide et sournois! Il m’oblige à faire des choses contre mon gré! Je préfère le Capitaine Morgan : c’est peut-être un pirate, mais au moins c’est un gentilhomme.
Sensible à cette synchronicité, j‘ai commandé un rhum et cola pour ma nouvelle amie (ce qu’on appelle un Cuba libre dans les Antilles), et nous avons commencé à faire connaissance.
Elle s’appelait Marguerite et travaillait avec ses deux amies (Jacinthe et Florentine) à La Citadelle, un restaurant médiéval où les clients, vêtus de costumes d’époque, s’empiffraient d’une cuisine grasse, salée et sucrée pour oublier la banalité de la vie et rêver à une époque révolue.
Elle me faisait sourire et j’aimais sa bonne humeur. Jacinthe et Florentine nous regardaient cependant de travers, inquiètes.
Marguerite venait d’engloutir son troisième Cuba libre quand Florentine la gronda, lui demandant de surveiller ses agissements. Marguerite haussa les épaules et, se tournant vers moi me prit par le bras et dit à ses amies que j’étais le gentilhomme le plus sage qu’elle aurait pu trouver ce soir.
Dégoûtées, Jacinthe et Florentine levèrent les yeux au ciel et suggérèrent d’aller dans un autre bar.
— Allez-y, dit Marguerite, moi, je reste.
Trouvant que l’occasion était indiquée pour m’occuper de mes oignons, je retournai à ma lecture et me replongeai dans mon verre tout en écoutant distraitement mes trois voisines se disputer.
Une fois que ses amies furent parties, Marguerite se tourna vers moi et me dit : « Il me faut mon capitaine ».
« Ne t’en fais pas, je suis là », lui répondis-je. Et quand je commandai un autre rhum et cola, la fille qui nous servait me fit un clin d‘œil.
Nous avons continué à boire, à parler, à rire et à nous faire des tendresses jusqu’à la fermeture du bar. Le DJ a fait jouer une dernière pièce, puis Marguerite et moi nous sommes levés pour nous apercevoir que si nous devions prendre la route nous serions un véritable danger public. Ventredieu! Nous étions dangereux simplement en marchant sur le trottoir!
Nous sommes donc restés debout, blottis l’un contre l’autre près de l’entrée du bar.
Un taxi finit par passer et je lui ai fait signe de s’arrêter. Nous avons décidé d’aller chez Marguerite qui habitait un gratte-ciel du centre de la ville.
Le taxi nous déposa. En contemplant la haute tour de verre puis la longue tresse blonde de Marguerite, je me suis imaginé un moment être l’un des personnages des contes des frères Grimm.
Toujours ivres, nous avons pris l’ascenseur jusqu’au 20e étage et sommes entrés dans l’appartement de ma compagne.
Dans la pénombre, je pouvais deviner des rideaux de velours bordeaux qui cachaient la porte du balcon, une table basse couverte d’une nappe de dentelle et un divan de satin. À un mur était suspendue une collection impressionnante d’armes médiévales : une arbalète, des dagues, des épées, un fleuret, un arc, des flèches.
« Marguerite prend vraiment la féodalité au sérieux », pensai-je.
— Je dois aller me rafraîchir, me dit-elle en se dirigeant vers la salle de bain. Il y a de la bière dans le frigo!
Je ne pouvais quitter des yeux l’armurerie de Marguerite. En titubant, je m’avançai vers le mur. C’est comme si j’étais retourné dans le passé et tout l’alcool que j’avais bu ce soir-là ne m’aidait pas à faire la différence entre le rêve et la réalité. La pièce s’est mise à tourner et j’étais près de m’effondrer.
Un sabre était appuyé contre le mur. Je le pris pour m’en servir de canne. Je posai mon pied sur un barillet tout près pour me soutenir.
C’est à ce moment que je sentis Marguerite m’enlacer par derrière en murmurant : « Mon capitaine... Ooooh! Mon capitaine! »
Le capitaine est irrésistible! |