Ma tête est un immense jardin dans lequel se promènent tous les gens que j’ai aimés et qui sont disparus. Pour moi les gens ne meurent pas et moi non plus je ne mourrai pas : j’irai simplement flâner dans la tête de quelqu’un qui aura eu le malheur de m’aimer et j’emmènerai sans doute avec moi tous ceux qui déambulent dans mon crâne.
C’est ainsi que se construit un solide inconscient collectif.
Je me suis levé très tôt dimanche dernier. Il faisait encore nuit. Comme je regardais la lune par la fenêtre, mon grand-père maternel – celui qui n’avait que trois dents – vagabondait entre mes neurones, mes axones et mes dendrites.
Mon grand-père réglait sa vie en fonction de la lune : en regardant la lune, il savait s’il était temps de se couper les cheveux, de faire les foins, de tuer le cochon. En regardant la lune, il savait quand la vache allait vêler, quand la sève des érables se mettrait à couler et s’il allait pleuvoir ou neiger dans les prochains jours.
Pour ma part, j’ai remarqué que la nouvelle lune et la pleine lune amènent du temps plus froid ou plus chaud que la normale.
La lune est le seul satellite naturel de la terre. Au Ve siècle avant Jésus-Christ, Anaxagore raisonna que la lune était une pierre immense qui reflétait la lumière du soleil. Tous ceux qui croyaient que la lune était faite de fromage furent amèrement déçus. Il fallut attendre jusqu’en 1609 pour que Galilée prouve que la surface de la lune n’était pas lisse comme on le croyait mais était constituée de montagnes et de cratères.
Il y a plusieurs années, j’étais dans un rave qu’organisait en plein air le fils d’une de mes amies dans une vallée perdue à la campagne. Des centaines de personnes y venaient de partout en Amérique du Nord pour danser en écoutant des DJ (qu'on veut maintenant appeler des platinistes) légendaires d’Europe, d’Australie, des États-Unis, du Japon.
Un immense feu de bois lançait des étincelles dans la nuit et les gens allaient et venaient dans la vallée en s’éclairant avec des torches. Il y avait une atmosphère mystique rehaussée par les chants grégoriens que le DJ faisait jouer sur un fond de drum and bass.
C’est là que j’ai rencontré un vieil Inuit du Nunavut à qui j’ai relaté comment mon grand-père menait sa vie en fonction de ce que la lune lui racontait.
« La lune ne raconte rien, me dit le vieil homme, ce sont les étoiles qui disent tout. »
À ce moment, Natalie, la petite fille du vieil homme – 30 ans et mignonne comme tout –, s’approcha de moi pour m’offrir de ces champignons séchés qui mènent à la porte des cieux.
Je ne suis pas de ceux qui prennent les hallucinogènes à la légère. Depuis mon adolescence, à tort ou à raison, je crois que les psychotropes sont la clé qui donne accès aux dieux quand on a besoin d’une révélation spéciale; et comme les dieux sont des gens très puissants et très occupés, il ne faut pas les déranger pour des bêtises.
Les champignons hallucinogènes se retrouvent partout dans le monde. On en dénombre plus de 200 espèces. L’élément psychotrope de ce végétal est la psilocybine, un alcaloïde utilisé comme agent pharmacodynamique.
Mais ce soir-là, j’ai senti que le temps était propice aux révélations et j’acceptai l’offre de Natalie qui versa quelques grammes de champignons dans la paume de ma main. Il me semblait que c’était beaucoup, mais Natalie prit mon bras et me dit :
– Ce sont des résidus de champignons du Nunavut; ils sont très doux, ne crains rien.
J’avalai donc les brisures de champignon après les avoir mâchées longuement. Puis, Natalie et moi nous sommes assis sur un tronc d’arbre abattu pour attendre que les champignons fassent effet en regardant le feu de bois et les gens qui dansaient.
Nous échangions quelques paroles et je me sentais bien. Le grand-père de Natalie, qui était debout près de nous, leva lentement la tête et les mains vers le ciel. Il avait changé : il portait maintenant des vêtements de peau de daim et psalmodiait paisiblement dans sa langue en piétinant paresseusement le sol.
Il parlait aux étoiles.
Je le regardais avec curiosité. Je n’entendais plus la musique des DJ, seulement la voix douce du vieil Autochtone qui chantait.
Le nez me démangeait, un moustique sans doute. Mon nez était humide, j’avais dû me gratter jusqu’au sang et il commençait à enfler.
En fait, il n’enflait pas, il allongeait. Je trouvais cela étrange, mais intéressant. Je me sentais désorienté. Tout s’est mis à tourner très rapidement et je me suis retrouvé sur le sol, à quatre pattes. Mon visage s’était transformé en museau et je frémissais tandis que mon épiderme se recouvrait d’une fourrure grise. Ce n’était pas vraiment désagréable. Étonnamment, je n’avais pas peur, cette métamorphose me semblait tout à fait dans l’ordre des choses. Je me mis à hululer doucement.
Le vieil Inuit continuait de chanter et de danser à mes côtés et il tapait sur un tambour pour accompagner sa mélopée. Et moi, pendant ce temps, j’étais en train de devenir entièrement coyote et j’harmonisais son chant de mes hurlements.
On retrouve le coyote (canis latrans) partout en Amérique du Nord. Il est davantage apparenté au chacal qu’au loup. Le coyote n’est pas une espèce menacée et il n’hésite pas à s’accoupler avec le chien domestique. En Allemagne, des savants auraient même croisé des coyotes avec des caniches, sans doute pour contrarier les Français.
Je ne sais combien de temps dura notre récital, tout ce que je sais c’est que tout devint noir et quand je repris conscience, j’étais allongé sur une meule de foin dans les bras de Natalie, encore ivre des champignons magiques du Nunavut.
Quelques jours plus tard, de retour en ville, je racontais mon expérience à mon ami Aaron qui dédaigneusement me dit :
– C’est simple, tu as vu ton totem...
– Mon totem? Non, non, ce n’était pas un poteau sculpté par les Amérindiens représentant des animaux grimaçants aux yeux exorbités, je me suis transformé en coyote!
– Un totem, espèce d’ignorant, est un esprit protecteur dans la mythologie amérindienne. Dans ton cas, il semble que ton totem soit le coyote. Tu aurais pu mieux choisir...
– Je ne comprends pas...
– On voit bien que tu n’as jamais rien appris. Le coyote est un fourbe, un parfait coquin, un peu comme le Papa Legba de la religion vaudou. Le coyote est celui qui aurait volé le feu aux dieux pour en faire don aux hommes...
– Comme Prométhée dans la mythologie grecque, dis-je pensivement et pour montrer que j’avais quand même un peu de culture.
– Si tu veux, mais le coyote passe son temps à briser les règles, à jouer de mauvais tours, même si parfois ses mauvais tours ont des conséquences positives.
Après avoir quitté Aaron, je réfléchis longuement sur ses dernières paroles et sur le parcours peu orthodoxe que j’avais suivi dans ma vie. Pour me libérer du carcan des règles, je les avais considérées souvent comme de simples lignes directrices, n’hésitant pas à les contourner pour atteindre un but qui me semblait meilleur, à tort ou à raison.
« Un chien sauvage comme esprit protecteur : j’aurais pu faire pire... » pensai-je.
Les totems sont aussi des monuments amérindiens du nord-ouest du Pacifique taillés dans de grands poteaux de cèdre. Ils représentent l’esprit protecteur d’un clan, mais aussi relatent des faits historiques ou servent de sépulture.