Ma vie sentimentale laissait à désirer. La femme à qui j’étais attaché n’était pas intéressée par une relation sérieuse.
Un changement d’air s’imposait. J’ai donc décidé d’aller passer une semaine à Cuba pour suivre les traces d’Ernest Hemingway.
Hemingway – qui a passé ses hivers à Cuba de 1939 à 1960 – c’était le grand aventurier : passionné de chasse, correspondant de guerre, buveur invétéré et érudit. Il écrivait des phrases qui semblaient simples, qui disaient l’essentiel, taisaient le superflu et laissaient au lecteur le soin de tirer ses propres conclusions.
J’ai fait mon pélerinage la première journée de mon séjour : une visite à la Finca Vigia, la villa d’Hemingway, à San Francisco de Paula; une visite à Cojimar, le village de Santiago, le pêcheur du Vieil homme et la mer; une visite à l’hôtel Ambos Mundos à La Havane, où Hemingway a habité avant d’emménager dans sa villa.
Le buste d'Ernest Hemingway sur la place publique de Cojimar, presque en face de La Terrazza, le restaurant qui nourissait à crédit Santiago, le pêcheur du Vieil homme et la mer.
Il me restait six jours pour me désaltérer dans chacun des nombreux bars où le lauréat du prix Nobel de littérature étanchait sa soif.
Le matin, à sept heures, le soleil se levait tout d’un coup, sans perdre de temps avec l’aube. Exactement douze heures plus tard, la nuit tombait sans crépuscule.
Après le petit déjeuner, j’allais me promener sur la plage qui faisait face à la Floride, à l’est, et qui était clairsemée de fortifications. Cuba s’attendait toujours à être envahie par les États-Unis : chat échaudé craint l’eau froide.
Un matin, pendant ma promenade, un groupe d’hommes en salopettes bleues ramassait du varech sous la surveillance de gardes armés de mitraillettes. Je marchais à une distance raisonnable, mais l’un des hommes en salopette, remarquant que je fumais, vint me demander une cigarette. Soudainement, j’étais entouré de travailleurs qui voulaient tous avoir une cigarette, jusqu’à ce que les gardes viennent les disperser en me disant de passer mon chemin.
Le soir, au souper, un employé de l’hôtel me dit qu’il s’agissait de patients d’un hôpital psychiatrique qui faisaient des travaux communautaires.
Je ne me suis jamais habitué à la vue des soldats armés. J’étais également surpris chaque fois que je voyais un vautour perché sur une clôture ou un zébu paître dans les champs, le seul type de bovin dont on semblait faire l’élevage à Cuba.
Le zébu (Bos primigenius indicus) est capable de supporter les grandes chaleurs parce qu'il possède plus de glandes sudoripares. Il est par ailleurs plus résistant aux parasites et à la maladie. La viande coriace du zébu se retrouve dans bien des hamburgers dans le monde.
Les habitants que je croisais étaient souvent pauvres, parfois vêtus de guenilles. Par contre, une impressionnante dignité émanait d’eux. Ils ne semblaient ni tristes ni résignés. Néanmoins, à plusieurs reprises, j’ai été approché par des Cubains qui, flairant le touriste, voulaient acheter mes jeans ou mes souliers.
Pour mieux me mêler à la foule, j’ai donc commencé à porter un pantalon de coton kaki, une chemise légère de rayonne blanche et des sandales. Ce stratagème réussissait à merveille tant qu’on ne m’adressait pas la parole, mon espagnol ayant toujours laissé à désirer.
Un matin, sur la plage, une grande jeune femme blonde vint à ma rencontre pour me demander du feu, d’un espagnol teinté d’un fort accent anglais. Je lui répondis en anglais.
— Je m’excuse, dit-elle, je pensais que tu étais Cubain.
— Ce n’est rien, je vois que mon déguisement est efficace.
Elle rit, accepta le briquet que je lui tendais, puis nous avons commencé à faire connaissance en marchant sur la plage.
Margaret était Canadienne de souche ukrainienne. Elle travaillait en informatique à Saskatoon. En vacances elle aussi, elle était venue seule à Cuba pour pratiquer son espagnol.
Nos hôtels respectifs ne se trouvaient qu’à 15 km de La Havane, mais elle n’y était jamais allée. Je lui proposai donc une excursion dans la capitale en après-midi.
Nous nous sommes longuement promenés dans les rues de La Habana Vieja. Nous avons exploré des boutiques où des ouvrières fabriquaient des cigares en les roulant sur leur cuisse. Nous nous sommes arrêtés pour bouquiner dans une librairie. Chez un disquaire, nous nous sommes étonnés de voir le propriétaire envelopper des disques de vinyle dans de vieux journaux plutôt que de les vendre avec la pochette.
Dans le quartier historique de La Havane, qui fait partie du patrimoine mondial de l'unesco, les rues étroites donnent sur de nombreuses places publiques.
Margaret était d’agréable compagnie. Elle était intelligente et s’émerveillait de tout. Elle avait le sourire facile, un rire communicatif, et je mentirais si je disais que j’étais insensible quand sa main frôlait la mienne.
Le temps était nuageux et il faisait chaud et humide. En fin d’après-midi, je suggérai d’aller boire un daiquiri au Floridita, l’un des bars fréquentés par Hemingway.
J’ouvrais la porte pour laisser entrer Margaret quand j’ai remarqué qu’elle me jetait un drôle de regard.
Nous nous sommes assis côte à côte sur une banquette contre le mur, admirant les boiseries d’acajou. Il y avait trois guitaristes sur une petite scène au fond de la pièce.
Le serveur nous apporta nos daiquiris et Margaret me dit :
— Tu es très galant : tu m’ouvres la porte, tu te lèves quand je me lève et quand j’arrive; sur le trottoir, tu marches du côté de la rue, mais franchement, je trouve cela un peu vieux jeu et ça m’agace à la longue.
Je lui ai expliqué que quand j’étais petit, à l’école, nous avions des classes de bienséance où nous apprenions les bonnes manières. Celles-ci se sont enracinées en moi; je le faisais sans y penser et certainement sans intention de la froisser.
— Ce n’est pas grave, me répondit-elle, je comprends, mais je tenais à te dire ce que j’en pensais.
« Ce que femme veut, Dieu le veut », me suis-je rappelé en me promettant de ne plus m’exposer aux doléances de Margaret.
Les guitaristes jouaient bien. Les daiquiris étaient bons. Nous sommes restés longtemps au bar qui se remplissait de Havanais revenant du travail.
Margaret me prit la main et posa la tête sur mon épaule. Je me sentais bien. Les Cubains et les Cubaines nous regardaient avec bienvaillance.
Nous venions de finir nos daiquiris quand le serveur nous en apporta deux autres. Je tentai de lui expliquer que nous n’avions rien commandé car il allait faire nuit et nous devions retourner à l’hôtel. Le serveur nous expliqua que cette tournée nous était offerte par le couple de Cubains assis au bar qui levaient leurs verres en nous regardant tout sourires.
Politesse oblige, je levai moi aussi mon verre en hochant la tête en guise de remerciement. Après ces deux daiquiris, il y en a eu d’autres, on aurait dit que tous voulaient nous payer à boire.
Margaret et moi riions, le rhum nous montait à la tête. Les guitaristes sont venus jouer à notre table. Nous avons dansé. La banale excursion dans la capitale s’était transformée en fête fébrile.
Finalement nous avons réussi à échapper à nos hôtes; il se faisait vraiment tard et il nous fallait trouver un taxi pour rentrer à l’hôtel.
Margaret et moi marchions enlacés sur le trottoir, nous étions passablement ivres quand je me suis aperçu que je marchais du côté de la rue. Je fis virevolter Margaret pour rétablir la situation. Margaret comprenant mon subterfuge éclata de rire.
C’est à ce moment qu’une voiture portant des plaques d’ambassade surgit à toute vitesse. Ses occupants criaient en espagnol et l’un d’eux a lancé quelque chose qui a atterri sur la blouse de Margaret.
C’était un condom qui venait tout juste d’être utilisé... Si seulement j’étais resté du côté de la rue!
Margaret s’est mise à pleurer. J’ai tenté de la consoler en la prenant dans mes bras mais en vain.
Nous avons trouvé un taxi et pendant toute la randonnée Margaret est demeurée silencieuse, assise loin de moi, regardant nerveusement par la fenêtre.
Elle habitait une petite villa dans un hôtel à quelques minutes du mien. Je l’accompagnai jusqu’à sa porte. Je lui dis combien j’étais désolé de l’incident qui s’était produit, une erreur du destin pour conclure une journée qui avait autrement été des plus agréables. Son regard encore mouillé évitait le mien. Je lui pris la main une dernière fois et lui dis que je passerais la voir le lendemain en matinée.
Quand j’ai frappé à sa porte le lendemain matin, pas de réponse. La préposée au comptoir me dit que Margaret était sortie. Je laissai un message pour dire que je repasserais en fin d’après-midi.
Elle n’y était pas non plus quand je suis allé la visiter vers 16 h.
Le lendemain, la préposée me dit que Margaret avait quitté l’hôtel.
Je ne l’ai plus jamais revue.
Next Saturday: Cannibals...