Publié tous les week-ends/ Published every weekend


You can read English stories from En direct de l'intestin grêle on Straight from the Bowels.

Ne serait-il pas merveilleux si ces histoires étaient vraies? Malheureusement (ou heureusement) ce n'est pas le cas. Elles ne sont que le fruit de mon imagination fertile. Tous les personnages et les événements décrits sont fictifs et si vous croyez vous reconnaître ou reconnaître une de vos connaissances, ce n'était pas mon intention et ce n'est qu'une coïncidence. J'espère que ce blogue vous plaira. N'hésitez pas à en faire circuler le lien où vous vous promenez sur l'Internet et à laisser des commentaires ci-dessous. J'aime bien entendre parler de vous.

Geoffroy


2012-09-30

La vision



Ma tête est un immense jardin dans lequel se promènent tous les gens que j’ai aimés et qui sont disparus. Pour moi les gens ne meurent pas et moi non plus je ne mourrai pas : j’irai simplement flâner dans la tête de quelqu’un qui aura eu le malheur de m’aimer et j’emmènerai sans doute avec moi tous ceux qui déambulent dans mon crâne.

C’est ainsi que se construit un solide inconscient collectif.

Je me suis levé très tôt dimanche dernier. Il faisait encore nuit. Comme je regardais la lune par la fenêtre, mon grand-père maternel – celui qui n’avait que trois dents – vagabondait entre mes neurones, mes axones et mes dendrites.

Mon grand-père réglait sa vie en fonction de la lune : en regardant la lune, il savait s’il était temps de se couper les cheveux, de faire les foins, de tuer le cochon. En regardant la lune, il savait quand la vache allait vêler, quand la sève des érables se mettrait à couler et s’il allait pleuvoir ou neiger dans les prochains jours.

Pour ma part, j’ai remarqué que la nouvelle lune et la pleine lune amènent du temps plus froid ou plus chaud que la normale.

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La lune est le seul satellite naturel de la terre. Au Ve siècle avant Jésus-Christ, Anaxagore raisonna que la lune était une pierre immense qui reflétait la lumière du soleil. Tous ceux qui croyaient que la lune était faite de fromage furent amèrement déçus. Il fallut attendre jusqu’en 1609 pour que Galilée prouve que la surface de la lune n’était pas lisse comme on le croyait mais était constituée de montagnes et de cratères.


Il y a plusieurs années, j’étais dans un rave qu’organisait en plein air le fils d’une de mes amies dans une vallée perdue à la campagne. Des centaines de personnes y venaient de partout en Amérique du Nord pour danser en écoutant des DJ (qu'on veut maintenant appeler des platinistes) légendaires d’Europe, d’Australie, des États-Unis, du Japon.

Un immense feu de bois lançait des étincelles dans la nuit et les gens allaient et venaient dans la vallée en s’éclairant avec des torches. Il y avait une atmosphère mystique rehaussée par les chants grégoriens que le DJ faisait jouer sur un fond de drum and bass.

C’est là que j’ai rencontré un vieil Inuit du Nunavut à qui j’ai relaté comment mon grand-père menait sa vie en fonction de ce que la lune lui racontait.

« La lune ne raconte rien, me dit le vieil homme, ce sont les étoiles qui disent tout. »

À ce moment, Natalie, la petite fille du vieil homme – 30 ans et mignonne comme tout –, s’approcha de moi pour m’offrir de ces champignons séchés qui mènent à la porte des cieux.

Je ne suis pas de ceux qui prennent les hallucinogènes à la légère. Depuis mon adolescence, à tort ou à raison, je crois que les psychotropes sont la clé qui donne accès aux dieux quand on a besoin d’une révélation spéciale; et comme les dieux sont des gens très puissants et très occupés, il ne faut pas les déranger pour des bêtises.

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Les champignons hallucinogènes se retrouvent partout dans le monde. On en dénombre plus de 200 espèces. L’élément psychotrope de ce végétal est la psilocybine, un alcaloïde utilisé comme agent pharmacodynamique.


Mais ce soir-là, j’ai senti que le temps était propice aux révélations et j’acceptai l’offre de Natalie qui versa quelques grammes de champignons dans la paume de ma main. Il me semblait que c’était beaucoup, mais Natalie prit mon bras et me dit :

– Ce sont des résidus de champignons du Nunavut; ils sont très doux, ne crains rien.

J’avalai donc les brisures de champignon après les avoir mâchées longuement. Puis, Natalie et moi nous sommes assis sur un tronc d’arbre abattu pour attendre que les champignons fassent effet en regardant le feu de bois et les gens qui dansaient.

Nous échangions quelques paroles et je me sentais bien. Le grand-père de Natalie, qui était debout près de nous, leva lentement la tête et les mains vers le ciel. Il avait changé : il portait maintenant des vêtements de peau de daim et psalmodiait paisiblement dans sa langue en piétinant paresseusement le sol.

Il parlait aux étoiles.

Je le regardais avec curiosité. Je n’entendais plus la musique des DJ, seulement la voix douce du vieil Autochtone qui chantait.

Le nez me démangeait, un moustique sans doute. Mon nez était humide, j’avais dû me gratter jusqu’au sang et il commençait à enfler.

En fait, il n’enflait pas, il allongeait. Je trouvais cela étrange, mais intéressant. Je me sentais désorienté. Tout s’est mis à tourner très rapidement et je me suis retrouvé sur le sol, à quatre pattes. Mon visage s’était transformé en museau et je frémissais tandis que mon épiderme se recouvrait d’une fourrure grise. Ce n’était pas vraiment désagréable. Étonnamment, je n’avais pas peur, cette métamorphose me semblait tout à fait dans l’ordre des choses. Je me mis à hululer doucement.

Le vieil Inuit continuait de chanter et de danser à mes côtés et il tapait sur un tambour pour accompagner sa mélopée. Et moi, pendant ce temps, j’étais en train de devenir entièrement coyote et j’harmonisais son chant de mes hurlements.

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On retrouve le coyote (canis latrans) partout en Amérique du Nord. Il est davantage apparenté au chacal qu’au loup. Le coyote n’est pas une espèce menacée et il n’hésite pas à s’accoupler avec le chien domestique. En Allemagne, des savants auraient même croisé des coyotes avec des caniches, sans doute pour contrarier les Français.


Je ne sais combien de temps dura notre récital, tout ce que je sais c’est que tout devint noir et quand je repris conscience, j’étais allongé sur une meule de foin dans les bras de Natalie, encore ivre des champignons magiques du Nunavut.

Quelques jours plus tard, de retour en ville, je racontais mon expérience à mon ami Aaron qui dédaigneusement me dit :

– C’est simple, tu as vu ton totem...

– Mon totem? Non, non, ce n’était pas un poteau sculpté par les Amérindiens représentant des animaux grimaçants aux yeux exorbités, je me suis transformé en coyote!

– Un totem, espèce d’ignorant, est un esprit protecteur dans la mythologie amérindienne. Dans ton cas, il semble que ton totem soit le coyote. Tu aurais pu mieux choisir...

– Je ne comprends pas...

– On voit bien que tu n’as jamais rien appris. Le coyote est un fourbe, un parfait coquin, un peu comme le Papa Legba de la religion vaudou. Le coyote est celui qui aurait volé le feu aux dieux pour en faire don aux hommes...

– Comme Prométhée dans la mythologie grecque, dis-je pensivement et pour montrer que j’avais quand même un peu de culture.

– Si tu veux, mais le coyote passe son temps à briser les règles, à jouer de mauvais tours, même si parfois ses mauvais tours ont des conséquences positives.

Après avoir quitté Aaron, je réfléchis longuement sur ses dernières paroles et sur le parcours peu orthodoxe que j’avais suivi dans ma vie. Pour me libérer du carcan des règles, je les avais considérées souvent comme de simples lignes directrices, n’hésitant pas à les contourner pour atteindre un but qui me semblait meilleur, à tort ou à raison.

« Un chien sauvage comme esprit protecteur : j’aurais pu faire pire... » pensai-je.

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Les totems sont aussi des monuments amérindiens du nord-ouest du Pacifique taillés dans de grands poteaux de cèdre. Ils représentent l’esprit protecteur d’un clan, mais aussi relatent des faits historiques ou servent de sépulture.



2012-09-12

Le cerf de Virginie


À Yves

Un soir d’été, je retournais à ma maison hantée à la campagne. Je négociais un long virage sur une côte abrupte dans ma Renault Alliance 1983. À ma gauche, le soleil se couchait. Tandis que j’abaissais le pare-soleil, j’ai vu une ombre du coin de l’œil.

BANG! J’ai frappé un cerf à 110 km/h. Le pare-brise a explosé et instantanément la voiture se remplit de poils et de l’odeur musquée de la bête sauvage. Je ralentis pour arrêter sur l’accotement.

Je sortis de la voiture pendant que les automobiles qui me suivaient filaient sur l’autoroute et que la malheureuse biche rendait son dernier soupir dans un spasme sur le terre-plein central. En me massant la nuque, je fis le tour de ma voiture pour voir l’étendue des dégats.

Le pare-brise avait éclaté et des touffes de poils étaient restées accrochées dans les craquelures entre les éclats de verre. L’aile droite était froissée et l’un des phares pendait hors de son socle. Le capot et le toit de la voiture étaient enfoncés à de nombreux endroits et le coffre arrière était profondément entaillé.

« Voilà ce qui arrive quand Dame Nature s’attaque à la “Voiture de l’année” de la revue Motor Trends », me dis-je.

Renault Alliance, automobile, 1983, voiture de l'année, Motor Trends
La Renault Alliance était en fait la version nord-américaine de la Renault 9, résultat de l’association de Renault et d’American Motors. Fabriquée de 1983 à 1987, la Renault Alliance avait été impulsivement choisie « Voiture de l’année » par la revue Motor Trends. Elle est rapidement devenue le cauchemar de ses propriétaires en raison de ses problèmes chroniques de moteur, d’embrayage, de transmission, de suspension et d’échappement. On en trouve très peu sur les routes de nos jours.


Un automobiliste s’arrêta pour me demander si j’avais besoin d’aide. Je lui répondis que ça allait et lui ai dit d’appeler la police dès qu’il en aurait l’occasion pour que je puisse avoir un rapport pour la compagnie d’assurance.

J’ai attendu plus d’une heure qu’une auto-patrouille arrive. Le soleil s’était couché, le ciel s’ennuageait et il était évident qu’il allait bientôt pleuvoir. J’ai répondu aux questions de l’agent pendant qu’il remplissait son rapport. Nous avons ensuite marché jusqu’au terre-plein pour voir la bête qui avait détruit ma voiture.

Le cerf de Virginie gisait sur le côté. Des mouches volaient autour de ses yeux béants et son museau écumant. Je trouvais dommage de gaspiller 50 kgs de bonne venaison c’est pourquoi j’ai demandé au jeune officier de m’aider à transporter la carcasse à ma voiture.

cerf de Virginie, chevreuil, buck, faune canadienne
Le cerf de Virginie (Odocoileus virginianus) se retrouve en grand nombre en Amérique, du Canada jusqu’au Pérou. Il ne s’agit pas d’une espèce menacée étant donné que son prédateur le plus redoutable est sans doute l’automobile.


– Hum, il n’en est pas question monsieur. La saison de la chasse au cerf n’est pas en cours et il vous faudrait sûrement avertir le Service de la faune.

– Mais je ne chassais pas, il s’agit d’un accident...

– Euh, oui, enfin, je crois que le Service de la faune doit d’abord offrir la viande des animaux tués sur la route aux établissements publics pour nourrir les prisonniers, les malades dans les hôpitaux, les orphelins...

Je ne voulais surtout pas priver les Thénardier des ravitaillements avec lesquels ils auraient nourri Cosette, la petite orpheline, et comme je sais qu’il est préférable de ne pas contredire les agents de la paix, j’ai demandé au policier s’il pouvait m’emmener au garage le plus proche pour que je puisse faire remorquer mon auto.

Cosette, Jean Valjean, Thénardier, Les Misérables, Victor Hugo, gravure, XIXe siècle
Cosette est certainement l'un des personnages les plus touchants du roman Les Misérables de Victor Hugo (1802-1885). Elle avait été placée en pension par Fantine, sa mère, chez la famille Thénardier qui la maltraitaient ignominieusement. À la mort de Fantine, Jean Valjean, un bagnard évadé, prit la petite orpheline sous sa protection et l'éleva, tout en essayant d'éviter de se faire arrêter par l'inspecteur Javert, un policier opiniâtre à sa poursuite.


– Si vous pouvez démarrer votre véhicule, vous n’avez pas besoin de remorqueuse, me dit-il.

– Mais il n’y a plus de pare-brise et la voiture n’a qu’un phare...

– Vous ne courez aucun risque, bonsoir monsieur.

Il m’abandonna sur la chaussée pendant qu’il se mettait à pleuvoir. J’ai sauté dans l’auto et démarra. J’ai roulé pendant 25 km sous la pluie sans pare-brise. Quand je suis rentré chez moi, je sentais le chien mouillé.

Le lendemain, après avoir déclaré l’accident à la compagnie d’assurance, j’ai demandé à un ami de me conduire à un comptoir de location de voitures pour que je puisse me déplacer en attendant l’expertise de l’assureur. Mon ami était heureux que je ne sois pas blessé et m’a invité à souper ce soir-là.

Je suis arrivé chez lui vers 18 h, mais quelque chose ne tournait pas rond. Sa fille de cinq ans, Marianne, qui me considérait comme son oncle ne vint pas à ma rencontre comme d’habitude; au contraire, elle m’évitait et boudait.

Pendant que l’épouse de mon ami débouchait le vin et que je lui disais qu’il faudrait peut-être plusieurs semaines avant que je sache exactement l’ampleur des dégats de ma voiture, Marianne s’approcha de moi, en larmes, son ourson de peluche dans les bras, et me demanda :

– Est-ce que c’est vrai que tu as tué Bambi?

Éberlué, je regardai mon ami qui se retenait pour ne pas pouffer de rire.

Mais qu’est-ce qu’il lui avait pris de raconter ça à sa fille?

Il a fallu que j’explique à Marianne que ce n’était pas Bambi que j’avais tué, mais un lointain cousin, très vieux et très malade, que je ne l’avais pas fait exprès, que c’était un accident, et que j’ai tout fait pour que le cerf reçoive des funérailles dignes et honorables. En regardant mon ami de travers, j’ai assuré la petite fille que j’étais vraiment, mais vraiment désolé, que j’aurais préféré que toute cette histoire ne soit pas arrivée et je lui ai demandé pardon.

J’imagine que Marianne a senti combien je regrettais la chose car elle m’embrassa et nous pûmes passer à table.

Une semaine plus tard, la compagnie d’assurance m’avisait que la voiture était une perte totale et qu’elle défraierait la location d’un véhicule jusqu’à ce que j’aie trouvé une autre auto.

J’ai acheté une Pontiac Acadian 1986, une sous-compacte bâtie comme un char d’assaut.

Acadian, Pontiac, 1986, sous-compacte
L’Acadian de Pontiac était l’équivalent canadien de la Chevette de Chevrolet. Il s’agissait d’une voiture robuste contenant beaucoup d’éléments en acier et peu en plastique qui a été fabriquée jusqu’en 1986. L,une des caractéristiques de cette automobile c’est qu’il y avait beaucoup d’espace sous le capot. En fait la personne à qui je l’ai revendue a remplacé le moteur 1,6 litre de quatre cylindres par un moteur V6 beaucoup plus puissant sans avoir à modifier le châssis ni la carosserie.


Quelques jours après avoir pris possession de cette voiture, je revenais de conduire un ami à l’autre bout de la ville vers 22 h. Il y avait des jeunes qui se chamaillaient à un arrêt d’autobus à ma droite et une auto attendait que je passe pour traverser à son tour à une intersection devant moi.

BANG! J’ai frappé un berger allemand sorti de nulle part à ma gauche. Je n’avais jamais eu d’accident de la route de ma vie et en deux semaines je venais de frapper deux animaux!

J’ai garé la voiture près du trottoir pour faire le bilan des dégats. Le phare gauche avait éclaté mais c’était tout. Je suis ensuite allé voir le chien mort.

Les jeunes avaient grimpé dans un autobus qui s’éloignait dans la rue déserte. Pas d’agents de police, pas d’agent du service de la faune et Cosette était sûrement au lit depuis longtemps.

Pendant un moment, une idée folle m’a traversé l’esprit : ramener la carcasse du chien à la maison, la dépecer pour m’en faire à souper et faire monter la tête en trophée par un taxidermiste pour me consoler de n’avoir pu garder « Bambi » deux semaines auparavant.