Publié tous les week-ends/ Published every weekend


You can read English stories from En direct de l'intestin grêle on Straight from the Bowels.

Ne serait-il pas merveilleux si ces histoires étaient vraies? Malheureusement (ou heureusement) ce n'est pas le cas. Elles ne sont que le fruit de mon imagination fertile. Tous les personnages et les événements décrits sont fictifs et si vous croyez vous reconnaître ou reconnaître une de vos connaissances, ce n'était pas mon intention et ce n'est qu'une coïncidence. J'espère que ce blogue vous plaira. N'hésitez pas à en faire circuler le lien où vous vous promenez sur l'Internet et à laisser des commentaires ci-dessous. J'aime bien entendre parler de vous.

Geoffroy


2012-12-16

Les cannibales



J’avais un article à rédiger pour la fin de la journée vendredi. Mon texte devait être original, mais j’avais de la difficulté à trouver de nouvelles idées. J’en étais à la troisième ébauche et mon histoire me semblait fade et insipide. Que faut-il faire quand la sauce ne veut pas obéir au cuisinier?

Pendant la soirée du jeudi, j’étais toujours en train de torturer le clavier de mon portable en espérant respecter l’heure de tombée.

Mon dernier recours était de consulter une infinité de pages de notes sauvegardées sur de vieux disques durs, de vieilles disquettes et même des bobines. À l’aide d’un archaïque Macintosh SE30, je me suis mis à fouiller les viscères de disquettes contenant des données vieilles de 20 ans. Chaque fois que je trouvais quelque chose pouvant être réutilisé, je la téléchargeais sur mon portable par modem. C’était une véritable course contre la montre...

Sans relâche, j’étripais de vieilles histoires non publiées, essayant de m’approprier les vertus de ma créativité passée. Je remâchais des idées coriaces à souhait afin de les rendre propres à la consommation. C’était répugnant, mais je faisais des progrès...

À 3 heures du matin, le portable s’est mis à surchauffer. Je pouvais sentir le microprocesseur griller sous le clavier.

Soudain, des bruits étranges se mirent à monter de l’ordinateur: « Aarrrreuuuh! Aarrrreuuuh! Aarrrreuuuh! »

Je savais ce qui se passait : le roulement à billes du ventilateur interne était en train de lâcher. Il fallait éteindre le portable et remplacer le ventilateur.

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Les circuits imprimés d’un ordinateur produisent une chaleur intense. Sur cette photo, la conduite de cuivre soutire la chaleur du processeur et de la carte mère pour la mener au ventilateur qui l’expulsera du boîtier.


J’ai dévissé la trappe d’accès sous l’ordinateur portatif, enlevé le ventilateur défectueux et je suis allé me coucher en me demandant où je pourrais bien trouver des pièces pour un ordinateur déjà vieux de cinq ans.

En me levant le matin, j’ai sauté dans un taxi pour aller à un magasin qui vendait du matériel informatique de fin de série. Le propriétaire me dit qu’il ne vendait pas de pièces, mais m’a donné le nom d’un autre magasin qui pourrait peut-être m’aider.

Le jeune homme du service de réparations du deuxième magasin me dit qu’il pouvait commander la pièce, mais qu’il faudrait sans doute attendre quelques semaines pour la livraison. « Impossible, dis-je, j’en ai besoin ce matin. »

Après un moment de réflexion, le garçon me dit : « Un de nos fournisseurs occasionnels nous vend parfois des pièces difficiles à trouver. Ce n’est pas à la porte, mais on peut s’y rendre en autobus. Je dois vous avertir cependant : c’est une place d’affaires un peu “spéciale” ».

Le commis inscrivit l’adresse et des instructions pour me rendre chez le fournisseur et j’ai sauté dans un bus.

Arrivé à destination, j’étais au beau milieu d’un champ. Il y avait un bois derrière moi. Je lus les instructions : « Passez sous le pont et marchez pendant cinq minutes jusqu’à ce que vous arriviez à un sentier battu à votre droite. »

J’ai regardé autour de moi. Il y avait un saut-de-mouton à ma droite. Ça devait être le « pont ». Je suis passé dessous et j’ai continué jusqu’à ce que j’aperçoive un sentier dans la broussaille. Je l’empruntai et au bout de quelques minutes je me suis retrouvé dans un parc technologique.

L’adresse était 1245, chemin de la Technologie. J’imagine que l’urbaniste qui avait nommé la rue avait autant d’imagination que moi la veille pendant que je déchiquetais des bouts de phrases dans de vieux textes.

Le 1245, chemin de la Technologie était un bâtiment de plain-pied, gris, devant un parterre négligé. J’ai marché vers la porte et sonné.

Un jeune homme dégingandé à la tête rasée, au nez et aux oreilles percés a ouvert la porte. Ses bras nus étaient tatoués des épaules aux poignets. Pour une quelconque raison, il me fit penser à Queequeg, le harponneur polynésien de Moby Dick, le roman d’Herman Melville.

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Moby Dick était un cachalot rancunier que pourchassait un capitaine Achab tout aussi vindicatif. Sur les baleiniers, on faisait souvent appel à des harponneurs indigènes. Certains Européens et Américains xénophobes appelaient parfois les indigènes des cannibales. Pourtant l’histoire nous démontre sans équivoque que les colonialistes ont eu recours à l’anthropophagie pour survivre. Il n’y a qu’à penser aux marins britanniques du HMS Terror et du HMS Erebus de l’expédition funeste de John Franklin qui cherchait le passage du nord-ouest en 1848, ou aux naufragés de La Méduse, la frégate française qui a sombré au large de la Mauritanie en 1816.


Je lui ai expliqué ce que je cherchais. Sans mot dire, il me fit entrer pour m’abandonner dans une grande pièce humide qui sentait la moisissure. La moquette était sale et des ordinateurs éventrés étaient entassés pêle-mèle tout autour.

Par une porte, je pouvais voir dans une autre pièce deux Noirs qui s’affairaient à dépecer des ordinateurs de bureau sur une vieille table de conférence. Il y avait des pièces électroniques partout.

C’est alors que j’ai tout compris : ces gens gagnaient leur vie à cannibaliser de vieux ordinateurs.

Cannibaliser : quel verbe horrible pour décrire une activité somme toute écologique, la réutilisation de pièces pour prolonger la vie de matériel défectueux et retarder le moment de les envoyer au dépotoir.

Les chirurgiens font un peu la même chose quand ils greffent à leurs patients des organes prélevés sur des cadavres en vue de prolonger ou d’améliorer leur existence.

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Saint Côme et Saint Damien (IIIe s. et IVe s. de notre ère), respectivement saint patron des chrurgiens et des pharmaciens, sont célèbres pour avoir greffé la jambe d’un Éthiopien sur un patient dont la jambe était nécrosée. Bien entendu, compte tenu des techniques primitives de l’époque, ils ont dû être aidés par des anges. De nos jours, grâce à l'avancement de la science, il est très rare que les anges interviennent ouvertement au cours des opérations chirurgicales.


Puisque le FBI avait sans scrupules fait appel à un cannibale pour se tirer d'affaires dans Le silence des agneaux de Thomas Harris, je me suis dit que je pouvais moi aussi faire de même.

Quand le jeune monsieur tatoué, rasé, percé et paré de métal revint, je lui ai montré le ventilateur. Il me conduisit dans une autre pièce remplie d'étagères sur lesquelles des ordinateurs portatifs étaient entassés. Il en choisit un dans une pile et en extirpa le ventilateur.

Mon problème était réglé...

2012-12-03

Le cabot



Le gouvernement du Canada avait entrepris un grand examen de sa politique économique et tentait de savoir s’il valait mieux revenir à l’étalon-or, adopter l’étalon-porcelaine que préconisait la Chine et certains économistes britanniques ou tenter d’abroger la loi des rendements décroissants.

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L’économique est une science sociale et, à ce titre, suscite parfois le mépris des partisans des sciences pures (c’est-à-dire la biologie, la chimie, la physique, les mathématiques). Il existe bien un prix Nobel d’économie, mais il n’en est pas fait mention dans le testament d’Alfred Nobel.


Quand des gens sérieux se réunissent pour parler de choses sérieuses pendant longtemps, ils produiront certainement un rapport sérieux qui devra faire l’objet d’une sérieuse correction d’épreuves.

J’avais reçu un appel de quelqu’un qui connaissait quelqu’un que je connaissais. Cette personne devait mettre sur pied une équipe de correcteurs d’épreuves chevronnés pour travailler nuit et jour pour qu’un rapport économique en 21 volumes puisse aller sous presse en 30 jours à peine.

C’est ainsi que j’ai rencontré Jeanne.

Jeanne avait été rédactrice principale d’une grande maison d’édition de Montréal spécialisée dans les ouvrages juridiques. On l’avait choisie pour ce projet parce qu’elle savait comment faire avancer les choses. Elle me plut dès notre première rencontre.

Comme moi, elle avait 29 ans, elle était brillante, minutieuse, professionnelle et attentive. Elle inspirait confiance et avait une façon de trouver rapidement une solution à tous les problèmes qu’on lui présentait. D’une élégance à toute épreuve, elle aurait pu faire la leçon à Dior, Cartier et Chanel. Je suis sincèrement persuadé que toutes les femmes sont belles, mais Jeanne se trouvait être la personnification de la beauté.

Je lui fis bonne impression dès la première journée lorsque j’ai remarqué dans une phrase que des guillemets droits avaient été utilisés plutôt que des guillemets recourbés. À l’époque, ma vue était bien meilleure qu’aujourd’hui.

Nous fumions tous les deux la cigarette et c’est ainsi que nous en sommes venus à faire connaissance. Compte tenu de son raffinement, j’ai été étonné que Jeanne soit de souche modeste. Ses parents habitaient la campagne, près d’une petite ville à quelques heures de route. Sans instruction mais bons catholiques, ils avaient eu sept enfants : cinq filles et deux garçons. Son père exploitait une petite entreprise de transport routier et Jeanne avait appris à conduire un camion semi-remorque avant de conduire une auto. Elle connaissait tous les secrets du double débrayage.

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En Amérique, un camion semi-remorque est composé d’un tracteur routier souvent muni de dix roues et d’une remorque qui lui ajoute huit roues. Le tracteur routier peut aussi être muni d’une benne basculante qui lui permet de transporter de la pierre, du sable ou de la terre. Ce genre de camion est plus pratique que le train parce qu’un chargement peut être livré exactement là où il est requis.


Les journées étaient longues pendant ce projet : de 12 à 16 heures par jour parce que la date d’échéance était ferme. Un soir, tard après le travail, j’ai raccompagné Jeanne chez elle et, les jeunes gens ayant les pulsions qu’ils ont, j’ai fini par y passer la nuit.

Malgré la lourde charge de travail que nous avions au bureau, les gens ont commencé à s’apercevoir qu’il se passait quelque chose entre Jeanne et moi. Catherine, la directrice générale du projet, avait embauché Jeanne parce qu’elle lui avait été recommandée par le président de la commission d’enquête économique. Elle la détestait cependant depuis le tout début : Jeanne était simplement trop parfaite.

Lorsque Catherine a compris que Jeanne, une gestionnaire, et moi, un simple employé, avions une liaison, à ses yeux, Jeanne devint la fornicatrice du bureau et elle se mit à la traiter ouvertement avec mépris.

Un week-end, alors que nous travaillions sur une partie difficile du rapport, nous nous sommes trouvés face à un problème. Des parties de phrases voire des phrases entières manquaient dans le texte, si bien que celui-ci était incompréhensible. Jeanne s’est affairée à dénicher les ébauches antérieures pour trouver le texte manquant et nous avons fini par passer beaucoup plus de temps que prévu sur cette section. On a appelé la directrice générale qui a rapidement évalué la situation, attribué la responsabilité de l’erreur à Jeanne qui fut renvoyée sur-le-champ.

Lorsque j’ai appris la nouvelle, impulsivement, j’ai démissionné. Encore aujourd’hui, je me demande si c’était par amour, par désir charnel ou par loyauté. Peut-être que c’était tout simplement parce que je savais que ce projet ne pouvait pas bien aboutir sans Jeanne.

Je déteste participer à des projets voués à l’échec.

Ce soir-là, Jeanne a téléphoné à ses parents pour se faire consoler et sa mère l’invita à passer quelques jours à la maison pour se reposer et envisager ses options. Puisque j’étais maintenant sans emploi, Jeanne m’a demandé de me joindre à elle et, deux jours plus tard, nous partions pour rendre visite à ses parents.

Ils habitaient la campagne, dans une vaste maison de ferme sur une grande terre. Il y avait deux hangars entourés de machines agricoles et de plusieurs énormes camions.

Après les présentations et les embrassades d’usage, j’ai vite vu que nous étions arrivés au milieu d’une pagaille.

Les deux frères de Jeanne, Alain, 15 ans, et Gérald, 12 ans, avaient trouvé un chien et l’avaient ramené à la maison. C’était un bâtard ébouriffé de taille moyenne âgé d’environ un an. Les parents avaient accepté de le garder, mais les garçons se querellaient maintenant pour savoir qui serait le maître du chien, Alain ou Gérald?

Le père de Jeanne intervînt en disant :

– Puisque c’est moi qui paierai pour la bouffe de ce cabot, je devrais en être le propriétaire!

Les deux garçons s’indignèrent, criant à l’injustice parce que c’était eux qui avaient trouvé le chien et l’avaient ramené à la maison.

Le père répondit donc :

– Très bien. Qui nourrira le chien?

Les deux garçons se regardèrent, puis Gérald, le plus jeune, dit :

– Ce n’est pas juste! Vous savez que l’odeur de la nourriture de chien me fait vomir!

Pendant qu’Alain manifestait bruyamment sa victoire, Gérald ajouta rapidement :

– Attendez une minute! Pas si vite! Ce qui entre doit sortir. Je nettoierai les saletés du chien s’il a un « accident ». C’est aussi important de nettoyer les dégats du chien que de le nourrir!

Le père regarda ses fils, puis, s’asseyant sur le perron, il appela le chien. Il ramassa un bout de craie et traça une ligne sur le poil du chien, autour de sa taille, le divisant ainsi en deux parties.

– Voici ce que nous allons faire : Alain, tu seras le maître du devant du chien et Gérald, tu seras le maître du derrière. Sinon, le chien retourne d’où il vient, d’accord?

Les deux garçons se regardèrent de nouveau, peu satisfaits de la proposition, mais comprenant que ce compromis était la seule façon de garder le chien. Ils acceptèrent.

J’admirais la sagesse du père de Jeanne, un homme sans instruction qui venait de réussir à résoudre un problème de jalousie et de rivalité si simplement.

Peut-être qu’il faudrait garder une bonne provision de craie dans les bureaux et les salles de réunion du monde pour aider les puissants à prendre de meilleures décisions.

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La craie qu'on utilise pour écrire en classe sur les tableaux noirs (et parfois sur les chiens) n'est plus la roche sédimentaire contenant du carbonate de calcium et de l'argile : elle est plutôt faite de plâtre qui provient du gypse, une roche saline.


La mère de Jeanne nous conduit dans la maison où elle nous prépara une collation pendant que je faisais connaissance avec le reste de la famille. Tandis que nous conversions assis à la table, il y eut soudain un grand tintamarre à l’extérieur suivi du son d’objets qui dégringolaient et de cris de chien.

Nous avons suivi les garçons qui s’étaient précipité dehors. Le chien se roulait par terre en gémissant et se frottant le museau avec ses pattes.

La bête avait trouvé une boîte de vers que les garçons utilisaient pour aller à la pêche et dans laquelle ils avaient laissé des hameçons et des leurres. Les agrès de pêche s’étaient pris dans les bajoues du chien qui se tortillait maintenant de douleur en essayant de les enlever.

C’est alors que Gérald s’exclama victorieusement :

– Alain, c’est ton bout de chien qui pleure! C’est à toi de t’en occuper!